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Journée nationale pour l'abolition universelle de la peine de mort - Discussion en séance publique

débats du 12 février 2002 - Sénat français - France
Pays :
peine de mort / France
Adoption des conclusions
du rapport d'une commission

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 214, 2001-2002) de Mme Nicole Borvo fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale sur la proposition de loi de Mme Nicole Borvo, MM. Robert Bret, Jean-Yves Autexier, Mme Marie-Claude Beaudeau, M. Jean-Luc Bécart, Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. Guy Fischer, Thierry Foucaud, Gérard Le Cam, Pierre Lefebvre, Paul Loridant, Mme Hélène Luc, MM. Roland Muzeau, Jack Ralite, Ivan Renar, Mme Odette Terrade et M. Paul Vergès tendant à créer une journée nationale pour l'abolition universelle de la peine de mort (n° 374, 2000-2001).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le rapporteur.

Mme Nicole Borvo, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, le Sénat est appelé à examiner en première lecture, dans le cadre de son ordre du jour réservé et sur l'initiative du groupe communiste républicain et citoyen, une proposition de loi, que j'ai l'honneur de présenter au nom de la commission des lois, tendant à créer une journée nationale pour l'abolition universelle de la peine de mort.
Cette proposition de loi est inspirée par la volonté de réaffirmer avec force l'engagement de la France en faveur de l'abolition de la peine capitale et de promouvoir la généralisation de sa mise en oeuvre à l'échelle internationale.
Les auteurs de la proposition de loi souhaitent contribuer à faire progresser le mouvement abolitionniste en cette période où aura lieu la célébration de deux événements symboliques et d'une importance décisive à cet égard : d'une part, le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, d'autre part, le vingtième anniversaire de l'entrée en vigueur de la loi du 9 octobre 1981, qui a aboli la peine de mort en France.
Au début de ce xxie siècle, un double constat s'impose.
Premier constat, le processus menant à l'abolition de la peine de mort, amorcé au xviiie siècle, s'est accéléré et a débouché au xxe siècle.
Rappelons que Voltaire s'y rallia en 1777 et s'illustra dans les affaires Calas et du chevalier de la Barre, que la première plaidoirie en faveur de l'abolition fut prononcée en 1791 par Louis le Pelletier de Saint-Fargeau mais que la Constituante maintint la peine capitale.
Rappelons que, en Europe, ce châtiment fut progressivement remis en cause au xixe siècle, que le Venezuela fut, en 1863, le premier pays à abolir la peine de mort pour tous les crimes, tandis que, en France, l'abolition était portée par les grandes voix de Victor Hugo et de Lamartine.
Rappelons, pour la France, la première proposition de loi, déposée sur l'initiative de Victor de Tracy, en 1830, le débat à la Chambre des députés, en 1908, où s'illustrèrent Aristide Briand, auteur de la proposition d'abolition, et Jean Jaurès. Par la suite, huit propositions de loi furent déposées à l'Assemblée nationale entre 1958 et 1973, et neuf autres le furent entre 1973 et 1981, dont celle - permettez-moi de la mentionner - de Charles Lederman, au Sénat.
Enfin, le 9 octobre 1981, la loi présentée par le garde des sceaux de l'époque, M. Robert Badinter, portant abolition définitive et générale de la peine de mort, sans exception aucune, fut promulguée. Le projet de loi avait été adopté à l'Assemblée nationale par 369 députés, 113 ayant voté contre, et au Sénat par 161 sénateurs, 126 ayant voté contre.
Ainsi, la France fut le trente-cinquième pays à s'engager dans cette voie, alors que - Robert Badinter le rappelait ici même - un sondage réalisé en septembre 1981 indiquait que 63 % des Français étaient partisans du maintien de la peine de mort et que 32 % d'entre eux étaient pour son abolition. Trois ans plus tard, 49 % y étaient favorables et, récemment, une majorité de Français se prononçaient contre tout projet de rétablissement.
L'accélération du processus abolitionniste depuis le milieu du xxe siècle s'est traduite par l'évolution du droit international.
Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l'homme, en 1948, n'abolit pas la peine de mort, mais elle consacre le droit à la vie.
Rappelons l'évolution ultérieure : tout d'abord, le pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu le 16 décembre 1966, est plus explicite s'agissant du droit à la vie et interdit la peine capitale pour les mineurs et les femmes enceintes ; ensuite, le protocole annexe de 1989, qui fait obstacle au rétablissement de la peine de mort, en cas de guerre, dans les Etats qui l'ont abolie.
Par ailleurs, la convention des droits de l'enfant du 20 novembre 1989 a interdit la peine de mort pour les personnes mineures au moment des faits et a été ratifiée par 192 pays, à l'exception notable des Etats-Unis.
Soulignons aussi la contribution essentielle du droit européen, sous l'impulsion du Conseil de l'Europe. Il s'agit, d'une part, du protocole n° 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé en 1983, qui interdit le recours à la peine de mort en temps de paix. Il s'agit, d'autre part, de la résolution de 1994 imposant à tous les Etats qui l'ont ratifiée l'obligation d'abolir la peine de mort, et des nombreuses résolutions qui l'ont suivie.
Dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, la courbe des exécutions n'a cessé de fléchir, passant de dix-huit en 1997 à une en 1998.
Trois Etats membres - la Russie, la Turquie et l'Arménie - n'ont pas aboli la peine de mort, mais appliquent jusqu'à présent un moratoire sur les exécutions.
Rappelons que, récemment, le Conseil de l'Europe a pris des initiatives, notamment le 24 janvier 2002 en incitant les Etats membres à refuser l'extradition de personnes accusées d'actes terroristes si ces dernières encouraient la peine de mort.
Rappelons l'action persévérante d'Amnesty international, l'action d'associations, en particulier Ensemble contre la peine de mort et l'Action des chrétiens contre la torture, et l'initiative remarquable qu'a constituée la tenue, les 21, 22 et 23 juin 2001 à Strasbourg, du premier congrès mondial contre la peine de mort, sous l'égide du Parlement européen et du Conseil de l'Europe, dont la déclaration finale demande l'abolition universelle de la peine de mort et appelle tous les Etats à prendre toutes les initiatives contribuant à l'adoption par les Nations unies d'un moratoire mondial des exécutions dans la perspective de l'abolition universelle.
A ce jour, 108 pays membres de l'ONU ont aboli légalement ou de fait la peine de mort, dont 45 depuis 1985 et, en moyenne, plus de trois pays par an s'engagent dans cette voie. Le mouvement abolitionniste est donc en marche et semble irréversible.
Pourtant - c'est le second constat - l'abolition universelle reste un objectif difficile à atteindre tant la situation est contrastée à l'échelle internationale et, d'un certain point de vue, préoccupante.
Ainsi, 86 pays ont encore la peine de mort dans leur arsenal pénal et 64 pays pratiquent effectivement des exécutions. Les statistiques d'Amnesty international, qui sont sans doute en dessous de la réalité, recensaient, en 1999, 1 813 exécutions dans 31 pays, dont 1 263 en Chine, et 3 857 personnes condamnées dans 64 pays. Elles font apparaître que l'Arabie saoudite, la Chine, les Etats-Unis, l'Iran et la République démocratique du Congo concentrent 85 % des exécutions.
Notons que, si la peine capitale a reculé dans la quasi-totalité des démocraties, deux des plus importantes font exception, les Etats-Unis et le Japon, qui enregistraient respectivement 98 exécutions en 1999 et 101 condamnations, situation choquante dans des sociétés démocratiques régies par l'état de droit. Rappelons qu'aux Etats-Unis, où la Cour suprême a rétabli la légalité de la peine de mort en 1976, la question de l'abolition fut posée avec acuité avec la publication d'une étude de l'université de Columbia en 2000, faisant apparaître de graves dysfonctionnements du système judiciaire américain, établissant que 68 % des condamnations réexaminées au fond avaient été annulées ; je rappelle la contribution à ce débat de M. Felix Rohatyn, ancien ambassadeur des Etats-Unis en France. débat. Ajoutons que, depuis 1976, 95 condamnés à mort ont été innocentés et remis en liberté, après avoir passé en moyenne huit ans et plus dans les couloirs de la mort.
Je veux aussi rappeler la situation emblématique du journaliste noir américain, Mumia Abu-Jamal, dans les couloirs de la mort depuis vingt ans, la révision de son procès n'ayant pas été, à ce jour, possible.
Rappelons les graves violations des normes internationales s'agissant de la peine capitale prononcée à l'encontre de mineurs, dont les Etats-Unis détiennent le triste record avec 14 mineurs exécutés entre 1999 et 2000, 74 étant actuellement dans les couloirs de la mort.
La récente période a connu de nombreuses initiatives pour un moratoire universel sur les exécutions, notamment sous l'égide de l'Union européenne avec, sous la présidence française, l'adoption de la charte des droits fondamentaux, le 7 décembre 2000 à Nice, portant interdiction de prononcer une condamnation à mort ou une exécution.
De même, en mars 2001, le Président de la République a lancé un appel solennel devant la commission des droits de l'homme des Nations unies en faveur de l'abolition universelle, dont la première étape serait un moratoire général.
Le Conseil de l'Europe a, dans le même esprit, annoncé, en juin 2001, qu'il projetait de réétudier le statut d'observateur des Etats-Unis et du Japon si ces deux Etats persistaient dans les exécutions.
Pourtant, à ce jour, l'inscription de la question d'un moratoire universel à l'ordre du jour de l'Assemblée générale des Nations unies n'a pas abouti.
Ainsi, l'abolition universelle de la peine de mort reste un objectif encore loin d'être atteint et nécessite une mobilisation internationale accrue et une vigilance constante pour éviter tout retour en arrière. C'est dans ce contexte que la proposition de loi qui vous est proposée doit s'avérer utile, tant dans sa visée nationale que dans sa portée internationale.
Certes, l'institution d'une journée nationale pour l'abolition de la peine de mort constitue une démarche qui doit demeurer exceptionnelle et solennelle en raison de la gravité de la cause à laquelle elle est attachée. Mais elle s'inscrit dans le prolongement d'un mouvement que le Parlement a enclenché depuis 1996, pour s'engager sur des questions très importantes. Citons la journée des droits de l'enfant instituée par la loi du 9 avril 1996 et dont les effets sont très positifs. Citons également la journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux Justes de France, instituée par la loi du 10 juillet 2000.
Le recours à la loi pour des textes plus symboliques que normatifs tient au fait que le Parlement ne dispose pas d'autres moyens pour prendre position sur des sujets aussi graves. On peut donc souligner, comme vous l'avez tous déjà fait ici même lors de l'examen des textes que je viens de citer, la nécessité d'engager une réflexion afin de donner au Parlement les moyens de s'exprimer solennellement autrement que par la loi, notamment par des résolutions ou par des motions.
Ces remarques étant faites, la commission des lois partage la préoccupation des auteurs de la proposition de loi d'oeuvrer à l'abolition universelle de la peine de mort et de permettre à la France de renouveler son attachement à ce principe.
La commission des lois estime que la célébration, chaque année, de l'anniversaire de l'abolition de la peine de mort s'avère utile. Le chemin vers l'interdiction de la peine de mort est long et difficile. En France, la loi du 9 octobre 1981 est le fruit d'un processus de maturation qu'il convient de saluer et qui mérite d'être gardé en mémoire, et je rends hommage à l'action de M. Robert Badinter. De plus, l'institution d'une journée nationale serait l'occasion de permettre l'expression d'une prise de conscience collective en faveur du mouvement abolitionniste et de rappeler chaque année la légitimité de cette cause.
A l'évidence, l'abolition universelle de la peine capitale est encore loin d'être acquise. Conscient du caractère emblématique d'une telle démarche, le législateur, en adoptant la présente proposition de loi, pourrait apporter une utile contribution pour faire avancer cette idée et lancer un message solennel, officiel et clair à l'intention des Etats qui pratiquent encore la peine capitale, afin de les inviter à faire évoluer leur législation pour la rendre conforme aux prescriptions du droit international. La France a, de ce point de vue, un rôle à jouer à l'échelon international.
Enfin, l'institution d'une journée nationale en faveur de l'abolition de la peine de mort pourrait permettre, d'une part, de rendre un hommage plus spécifique aux nombreux innocents condamnés chaque année afin qu'ils ne tombent pas dans l'oubli et, d'autre part, de mobiliser les énergies en faveur d'un moratoire universel sur les exécutions. Elle permettrait également de faire circuler des informations souvent confidentielles sur les pratiques de certains pays comme la Chine en matière d'exécutions.
La commission des lois du Sénat souscrit pleinement à l'esprit de la présente proposition de loi visant à imposer aux établissements d'enseignement l'obligation d'effectuer, au cours de cette journée nationale, un travail pédagogique de mémoire et de réflexion sur la peine capitale et sur la vie. Les passions suscitées par les débats sur la peine de mort et la place de la justice dans les sociétés modernes ne doivent pas empêcher les plus jeunes de réfléchir sur des questions déterminantes pour la formation de chaque citoyen. Les établissements d'enseignement pourraient jouer un rôle essentiel, mais non exclusif, pour faire progresser la réflexion sur l'abolition universelle de la peine de mort.
A l'unanimité, la commission des lois vous propose, mes chers collègues, d'adopter cette proposition de loi, sous réserve de quelques modifications.
La première tend à préciser, à l'article 1er, que l'institution d'une journée nationale, le 9 octobre, correspond à la date anniversaire de l'entrée en vigueur de la loi portant abolition de la peine de mort.
La deuxième vise à confier à l'autorité compétente en matière de détermination des programmes scolaires - le ministre de l'éducation nationale -, plutôt qu'aux établissements d'enseignement, le soin de prévoir les conditions dans lesquelles est effectué un travail pédagogique de réflexion sur ce thème dans les établissements scolaires à l'occasion de cette journée.
La troisième a pour objet non pas de créer une obligation pour les services publics, mais de leur donner la faculté de prendre part à la promotion de ce principe.
La quatrième prévoit que, chaque année, le Gouvernement devra informer le Parlement sur les initiatives prises par notre pays pour faire reculer la peine de mort dans le monde.
Notre assemblée a célébré avec dignité le vingtième anniversaire de l'abolition de la peine de mort en France. Je suis convaincue qu'elle s'honorera en votant cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)

M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.

Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, je salue, bien entendu, l'initiative de Mme Nicole Borvo et des membres de votre assemblée qui proposent de créer une journée pour l'abolition universelle de la peine de mort, alors que vient de se terminer l'année du vingtième anniversaire de la loi du 9 octobre 1981 portant abolition de ce châtiment barbare, texte dont le rapporteur fut ici même M. Paul Girod.
Nous étions alors le trente-cinquième Etat à abolir cette peine. Aujourd'hui, un pays ne peut adhérer à l'Union européenne s'il pratique encore la peine de mort dont l'abolition est inscrite dans la Charte européenne des droits de l'homme. Sur cent quatre-vingt-neuf membres des Nations unies, cent huit Etats ont banni ce châtiment de leur arsenal répressif. C'est dire que l'idée abolitionniste progresse. C'est dire que la France était dans le vrai.
La justice ne peut pas tuer. Elle ne peut pas commettre l'irréparable. La société doit être bâtie sur des valeurs différentes de celles qu'elle condamne, et la première de ces valeurs est le respect de la personne humaine, de la vie et de son intégrité.
C'est l'honneur de la France d'avoir mis en vigueur ces principes voilà plus de vingt ans grâce, bien sûr, à l'action déterminante de M. Robert Badinter, dont le nom, avec celui de François Mitterrand, restera attaché à cette cause.
J'ai déjà eu l'occasion de dire à l'Assemblée nationale, lors de la commémoration de l'adoption de la loi du 9 octobre 1981, à quel point tous ceux qui ont entendu M. Robert Badinter gardent le souvenir de sa démonstration passionnée, s'adressant au coeur et à la raison, démonstration non seulement du caractère barbare, mais aussi de l'absurdité de la peine capitale, à laquelle de nombreux Etats avaient déjà renoncé. J'ajouterai que c'est dans cet exemple que l'on peut parfois puiser le courage de légiférer à contre-courant.
Il faut maintenant faire évoluer les esprits et, dans l'opinion internationale, faire avancer l'idée de l'abolition universelle, qui doit être une idée quotidienne.
Si nous avons fait notre chemin, si, après nous, d'autres nations ont, elles aussi, refusé la peine capitale, s'il est manifeste qu'un mouvement mondial se mobilise sans relâche autour de la défense des droits de l'homme, la peine de mort continue, vous avez raison de le souligner, madame Borvo, à être pratiquée dans un trop grand nombre de pays, comme la commission des lois du Sénat et vous-même l'avez rappelé.
Sur les quatre-vingt-six pays qui ont maintenu la peine de mort, soixante-quatre ont effectivement pratiqué des exécutions, dont les Etats-Unis, le Japon et la Chine.
Cependant, même aux Etats-Unis, des certitudes vacillent devant la démonstration de l'innocence de personnes condamnées qui se sont retrouvées dans le couloir de la mort. Combien d'innocents ont-ils été ou sont-ils exécutés avant que des tests fondés sur l'ADN ne révèlent brutalement l'erreur qui a été irrémédiablement commise ?
Mais l'erreur judiciaire n'est que l'argument ultime des abolitionnistes. Il s'agit non pas seulement de l'insupportable injustice faite à l'innocent, mais aussi du sort inacceptable réservé au coupable.
La peine de mort, quel que soit le mode d'exécution, constitue une forme certaine de torture.
L'emprisonnement des condamnés à mort pendant de longues années avec la constante perspective de leur exécution est une forme de « traitement inhumain et dégradant », au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Il faut donc rester vigilant pour obtenir que la justice se place sur un terrain dépassionné, neutre et serein. C'est pourquoi je trouve particulièrement salutaire et réconfortant qu'une initiative comme la vôtre, madame le rapporteur, soit prise pour éclairer les consciences.
Déjà, vous l'avez rappelé, le Congrès mondial contre la peine de mort, organisé à Strasbourg en juin 2001 dans les locaux du Parlement européen, avait relancé ce débat.
C'est, de manière plus forte encore, le sens de la proposition de loi soumise aujourd'hui à votre examen.
Comme le relève la commission des lois, un texte législatif n'était pas indispensable. La journée pour l'abolition universelle de la peine de mort aurait certes pu être instaurée par un texte de nature réglementaire.
Mais la loi présente ici un caractère emblématique. Elle a une vertu à la fois mobilisatrice et pédagogique.
Elle a une vertu mobilisatrice, car l'abolition est un combat.
Elle a une vertu pédagogique, car, lorsqu'il s'agit de la mort présentée comme un événement normal alors même que son caractère judiciaire lui donne un caractère scandaleux, il faut expliquer et toujours expliquer où réside le scandale.
Elle a aussi une vertu pédagogique parce que cette journée commémorative sera porteuse d'un message dont on devra rappeler la conformité aux principes républicains : c'est un véritable Etat de droit que l'on célébrera, avec la volonté de le consolider.
Cette explication me paraît d'autant plus salutaire que l'on connaît le caractère versatile de l'opinion publique à cet égard. Ainsi, en France même, selon un sondage récent, 44 % de nos concitoyens sont favorables au rétablissement de la peine de mort. Que leur a-t-on dit pour en arriver là ?
C'est pourquoi je souscris à cette proposition de loi dont je salue les auteurs. Je salue aussi le travail accompli par la commission des lois, qui a apporté les quelques précisions qui permettront au texte d'atteindre plus efficacement son but. Aujourd'hui, c'est encore une séance honorable que tient le Sénat. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur celles des Républicains et Indépendants.)

M. le président. La parole est à M. Badinter.

M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, sur un si grand sujet, le pire de ma part serait ce que l'on appelle, en termes cinématographiques, un remake. Je tiens simplement à rappeler - c'est le propre de l'âge ! - le souvenir le plus précieux que j'ai gardé de la grande bataille pour l'abolition de la peine de mort en 1981 : alors que tous les augures politiques, sans exception, s'accordaient pour dire que le Sénat ne voterait pas l'abolition de la peine de mort en première lecture - j'ai pris soin, voilà deux ans, en relisant la presse de l'époque, de le mesurer -, nous avons assisté dans cet hémicycle au cours d'un débat dont certains, j'en suis sûr, se souviennent, la liberté de conscience étant la règle face à un sujet qui l'engage autant, à une lente émergence de plus en plus forte de l'exigence morale de l'abolition.
Je tiens à rendre hommage en particulier à ceux de nos collègues qui ont joué un rôle décisif dans le vote favorable à l'abolition ce jour-là, si précieux à mes yeux, puisque les deux chambres, et donc les deux majorités du Parlement, s'étaient prononcées en ce sens : Léon Jozeau-Marigné, qui présidait alors la commission des lois du Sénat, notre ami Marcel Rudloff, grand abolitionniste qui s'est beaucoup battu ce jour-là, Charles Lederman, toujours présent dans ce grand combat pendant tant d'années, et beaucoup d'autres, encore - la liste serait longue. Après plusieurs décennies, ma reconnaissance à leur égard est toujours aussi grande.
Je voterai bien entendu, avec tout le groupe socialiste, les conclusions de la commission des lois sur la proposition de loi de notre excellente collègue Mme Borvo. Cela va de soi. A cette proposition tendant à l'instauration d'une journée annuelle pour l'abolition universelle de la peine de mort, je vois plusieurs mérites que je tiens à préciser.
Le premier est lié à l'irrésistible mais difficile marche en avant de l'abolition de la peine de mort. Nous allons célébrer ici même, la semaine prochaine, le plus grand de nos abolitionnistes du xixe siècle, Victor Hugo, qui siégeait à l'extrême gauche de cette salle des séances, à la place la plus enviable de tout l'hémicycle au regard de son passé et de ses utilisateurs. Victor Hugo, alors membre de la chambre des Pairs, s'était exclamé ici même : « Je vote pour l'abolition pure, simple et définitive », trois adjectifs essentiels qui m'ont toujours habité et auxquels j'ajouterai un quatrième : universelle.
Pourquoi universelle ? Parce que, bien au-delà du fondement théologique - le « tu ne tueras point », qui vaut pour tous, mais n'empêche évidemment pas l'assassin d'être sacrilège - et de l'impossible, de l'inadmissible erreur judiciaire, irréversible dans le cas du condamné à mort, angoisse de ceux qui se font de la justice l'idée la plus exigeante - et le cas de tant de ceux qui peuplent les quartiers des condamnés à mort, aux Etats-Unis, démontre que ce n'est pas une hypothèse d'école -, oui, au-delà de cette double exigence, il y en a une troisième plus contemporaine et qui justifie l'universalité.
La peine de mort - vous l'avez excellemment rappelé, madame la ministre - constitue d'abord un châtiment cruel, inhumain et dégradant, et, à ce seul titre, les conventions internationales en matière de droits de l'homme suffiraient à la condamner.
Mais il y a plus, et on trouve là la dimension universelle : il y a cette exigence première des droits de l'homme, à savoir le droit au respect de la vie qui est acquis à tout être humain, droit qui devrait s'imposer d'abord, évidemment, à l'Etat. Le droit au respect de la vie, droit intangible qui fonde les autres, est par sa nature même universel, car que serait dans ce domaine un droit à dimension variable ? Comment pourrait-on imaginer, où que ce soit dans le monde, que le droit à la vie cesse d'être le premier des droits des êtres humains ?
Le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, avait dit un jour où l'on débattait de l'universalisme des droits de l'homme, du relativisme culturel, du droit à la différence des cultures, que tout cela était exact, que les expressions étaient effectivement multiples mais que les choses pouvaient être formulées plus simplement : parlez des droits de l'homme à la femme africaine dont la fille a été violée et tuée pour des raisons raciales ; ou parlez-en à un homme vivant sous une dictature, dont le fils a été arrêté et est mort sous la torture, avait-il déclaré. Croyez-moi, vous n'avez pas besoin de leur dire ce que sont les droits de l'homme : ils le savent beaucoup mieux que nous !
M. le secrétaire général des Nations unies avait raison : c'est là où s'enracinent le plus profondément les droits de l'homme, et c'est la raison pour laquelle nous devons tous ensemble oeuvrer pour aboutir à l'abolition universelle de la peine de mort.
Que l'abolition universelle se fera, j'en suis aussi convaincu que l'était Hugo, voilà plus d'un siècle, parlant de l'abolition de la peine de mort en France.
Elle est en effet en marche, et les progrès à cet égard ont été excellemment rappelé : 18 Etats abolitionnistes seulement en 1948, lors de l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme, à Paris ; 35 lorsque, ici même, on débattait de l'abolition de la peine de mort en France ; 108 aujourd'hui. A ce jour, en Europe, continent qui a connu tant de crimes, tant de malheurs au cours des siècles passés, plus aucun Etat n'a recours à la peine de mort : celle-ci est « bannie » par un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme.
Vous avez évoqué les autres instruments internationaux. Deux d'entre eux doivent, par leur signification et leur actualité, retenir spécialement notre attention.
Le premier s'inscrit dans le cadre de l'adoption de la Charte des droits fondamentaux qui constituera, ne l'oublions pas, le « fondement moral » de toute l'Europe de demain : c'est la proclamation solennelle de l'interdiction du recours à la peine de mort.
Le second, à la force symbolique peut-être plus grande encore, est le refus du recours à la peine de mort par les 120 Etats ayant voté le traité de Rome portant statut de la Cour pénale internationale qui verra bientôt le jour, ce traité concernant la répression des crimes contre l'humanité, du génocide, des crimes de guerre de la dimension que l'on connaît. Ce refus du recours à la peine de mort marque un progrès considérable de la conscience internationale. C'est cela la marche en avant.
Vous avez dit justement que, si cette marche s'affirmait, elle n'était, hélas ! pas encore universellement accueillie : si, aujourd'hui, la majorité des Etats de ce monde sont abolitionnistes de droit ou de fait et ont rejeté la pratique sanglante de la peine de mort, il en est cependant encore trop qui y recourent, et, parmi eux, de grandes démocraties : vous avez évoqué, madame la ministre, le Japon et vous avez cité l'exemple si préoccupant des Etats-Unis, première puissance du monde.
Sans revenir là-dessus, je dirai simplement que, face aux difficultés que rencontre cette marche en avant, il est bon et juste que soit rappelée chaque année l'exigence de l'abolition universelle. C'est bon et juste parce que c'est une très difficile marche en avant de l'humanité que celle qui l'a conduite à l'abolition. La pulsion fondamentale des êtres humains n'est en effet pas en ce sens, et l'abolition de la peine de mort représente donc une grande victoire de l'être humain sur lui-même.
Il est souhaitable d'enseigner aux jeunes générations ce que signifie l'abolition de la peine de mort au regard de la barbarie humaine, de leur montrer qu'elle est l'une des étapes essentielles du progrès de la conscience morale chez les êtres humains, chez les peuples et les Etats. Il est bon que les jeunes générations prennent conscience de ce qu'elle a exigé et combien, parfois, elle fut difficile à faire triompher.
Pour le reste, mes chers collègues, je ne peux qu'être sensible au choix de la date. Elle permettra, je l'espère, à mes petits-enfants de mieux se souvenir de leur grand-père. (Sourires et applaudissements.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

Article 1er

M. le président. « Art. 1er. - Le 9 octobre, jour anniversaire de l'entrée en vigueur de la loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort, est reconnu journée nationale pour l'abolition universelle de la peine de mort. »
Je vais mettre aux voix l'article 1er.

M. Michel Caldaguès. Je demande la parole pour explication de vote.

M. le président. La parole est à M. Caldaguès.

M. Michel Caldaguès. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, sur cet article 1er, je souhaiterais expliquer mon vote en formulant un certain nombre d'observations qui, bien sûr, vaudront pour l'ensemble du texte.
Tout d'abord, je ne pense pas qu'il soit opportun de voter pareille proposition de loi au moment où le terrorisme atteint une dimension tragique, faisant, d'un seul coup, des milliers de victimes, et où une lutte difficile s'engage contre lui. Cela pourrait apparaître comme une sorte d'appel à l'indulgence - il en fleurit déjà dans les médias - qui, selon moi, ne serait pas de mise. C'est encore plus vrai si l'injonction paraît s'adresser à des pays qui ont récemment subi ou subissent tous les jours le terrorisme.
La position que l'on prend sur la peine de mort est assurément du domaine de la conscience individuelle, mais c'est aussi du domaine de la conscience nationale.
Au demeurant, une abolition inconditionnelle ferait bon marché des crimes les plus graves, les plus atroces : assassinats d'enfants, viols et assassinats de personnes âgées, assassinats de représentants de l'ordre, que l'on a vu se multiplier récemment.
Enfin, me tournant vers les auteurs de la proposition, je leur ferai une observation que je ne pouvais évidemment pas faire en 1981 : si l'on comprend qu'un parti politique cherche à se libérer de souvenirs historiques trop pesants, il est difficile d'admettre qu'il se pose en dispensateur d'une morale universelle ! Il y a une marge qui ne peut être franchie !
C'est la raison pour laquelle, en soulignant qu'un certain nombre de mes amis partagent ma façon de voir, je voterai contre l'article 1er et contre l'ensemble du texte.

M. Patrice Gélard. Je demande la parole pour explication de vote.

M. le président. La parole est à M. Gélard.

M. Patrice Gélard. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, si je comprends la position de notre collègue Michel Caldaguès, je ne partage pas son point de vue : je suis en effet un fervent défenseur de l'abolition de la peine de mort ; j'estime qu'un homme ne peut pas décider, soit-il juge, du destin de son concitoyen.

M. Gérard Delfau. Très bien !

M. Patrice Gélard. Je pense en outre que la peine de mort incite, en fin de compte, à ne pas respecter la vie humaine. Derrière la réclamation de l'abolition de la peine de mort, c'est la condamnation de toute atteinte à l'homme que l'on vise. Il faut que les criminels, les assassins, les tueurs d'enfants que l'on citait tout à l'heure se rendent compte, à un moment donné de leur vie, que la vie humaine est plus sacrée que tout et qu'il faut la protéger.
Cette journée que l'on nous propose de créer sera l'occasion, notamment dans les écoles, de consacrer une demi-heure, trois quarts d'heure, peut-être moins - cela dépendra des enseignants -, pour dire à tous les enfants qu'il n'y a rien de plus odieux que la peine de mort et que ceux qui tuent quiconque portent atteinte à ce qu'il y a de plus sacré : la vie humaine.
C'est la raison pour laquelle, même si j'approuve quelques-unes des remarques de mon estimé collègue M. Caldaguès, je ne peux pas, en conscience, le suivre, et c'est pourquoi je me rallie à cette proposition d'instaurer une journée nationale qui, pour moi, sera non seulement la journée de l'abolition de la peine de mort, mais aussi celle du respect par tous de la vie, le don essentiel que nous avons tous reçu. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, sur les travées socialistes, ainsi que sur quelques travées des Républicains et Indépendants et quelques travées de l'Union centriste.)

M. Philippe de Gaulle. Je demande la parole pour explication de vote.

M. le président. La parole est à M. de Gaulle.

M. Philippe de Gaulle. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, l'abolition de la peine de mort est une chose ; en faire une journée internationale et médiatique en est une autre. En ces temps de terrorisme et de grande criminalité, la conjoncture y est assez défavorable.
Je comprends tout à fait que des débats d'idée s'instaurent sur ce sujet grave et vieux comme l'humanité, et je comprends très bien la recherche internationale d'un dénominateur commun de civilisation, mais chaque nation doit se réserver le numérateur en fonction de sa propre défense, de sa propre situation d'autant plus que, en France, par exemple, le Président de la République dispose du droit de grâce.
Aussi, comme le disait Roland Dorgelès, qui siégeait à la Chambre bleu horizon, « aux discours des juristes et des avocats, les soldats opposent le silence mais ils réservent leur vote ». Je ne voterai donc pas le texte visant à l'institution d'une journée internationale tel qu'il vient de nous l'être proposé.

Mme Hélène Luc. C'est une journée nationale !

M. le président. Je mets aux voix l'article 1er.

(L'article 1er est adopté.)

Articles 2 à 4

M. le président. « Art. 2. - Le ministre chargé de l'éducation nationale fixe les modalités par lesquelles les thèmes de la peine de mort et de la justice sont abordés dans les programmes scolaires au cours de cette journée. » - (Adopté.)

« Art. 3. - Les services publics peuvent apporter leur concours à la promotion de cette journée. » - (Adopté.)

« Art. 4. - Le Gouvernement remet chaque année au Parlement un rapport dans lequel sont retracées les initiatives qu'il a prises à l'échelle internationale pour faire reculer la peine de mort dans le monde. » - (Adopté.)
Personne ne demande la parole ?...

Je mets aux voix les conclusions du rapport de la commission des lois sur la proposition de loi n° 374.

(La proposition de loi est adoptée.)

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