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Affaire OCALAN c. TURQUIE

requête 00046221/99
arrêt du 12 mars 2003 - Cour européenne des droits de l'homme
Pays :
peine de mort / Turquie
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME






PREMIÈRE SECTION











AFFAIRE ÖCALAN c. TURQUIE

(Requête no 46221/99)











ARRÊT





STRASBOURG

12 mars 2003



Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l'affaire Öcalan c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mmes E. Palm, présidente,

W. Thomassen,

MM. Gaukur Jörundsson,

R. Türmen,

C. Bîrsan,

J. Casadevall,

R. Maruste, juges,

et de M. M. O'Boyle, greffier de section

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2002, et les 22 janvier et 10 février 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :





PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 46221/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Abdullah Öcalan (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 février 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Mes Ahmet Avsar, Dogan Erbas, Irfan Dündar, Hasip Kaplan, Aysel Tugluk, Immihan Yasar, Mükrime Tepe et Filiz Köstak, avocats au barreau d'Istanbul, Mes Hatice Korkut et Kemal Bilgiç, avocats au barreau d'Izmir, Mes Mahmut Sakar et Reyhan Yalçindag, avocats au barreau de Diyarbakir, Me Niyazi Bulgan, avocat au barreau de Gaziantep, Me Aydin Oruç, avocat au barreau de Denizli, et Me Mark Muller, avocat à Londres. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par Me Francis Szpiner, avocat au barreau de Paris, et Me Sükrü Alpaslan, coagents dans la présente affaire.

3. Le requérant alléguait en particulier des violations de plusieurs dispositions de la Convention, à savoir les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des mauvais traitements), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 6 (droit à un procès équitable), 7 (pas de peine sans loi), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d'expression), 13 (droit à un recours effectif), 14 (interdiction de la discrimination), 18 (limitation de l'usage des restrictions aux droits) et 34 (droit de recours individuel).

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Le 4 mars 1999, la Cour a demandé au Gouvernement de prendre des mesures provisoires au sens de l'article 39 de son règlement intérieur, notamment en ce qui concernait la conformité aux exigences de l'article 6 de la procédure engagée contre le requérant devant la cour de sûreté de l'Etat ainsi que l'utilisation efficace par l'intéressé de son droit d'introduire un recours individuel devant la Cour par le truchement des avocats de son choix.

Le 8 mars 1999, le gouvernement défendeur a déposé ses observations. Le 12 mars 1999, les représentants du requérant ont fait de même.

Le 23 mars 1999, la Cour a invité le Gouvernement à donner des précisions sur des points particuliers concernant les mesures prises en application de l'article 39 du règlement de la Cour afin d'assurer un procès équitable au requérant.

Le 9 avril 1999, la conseillère juridique auprès de la Représentation permanente de Turquie a indiqué que le Gouvernement n'était pas disposé à répondre aux questions posées par la Cour, au motif que celles-ci dépassaient largement le cadre de mesures provisoires au sens de l'article 39.

Le 29 avril 1999, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement pour observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.

Le Gouvernement a présenté ses observations le 31 août 1999. Le requérant a soumis ses observations en réponse les 27 septembre et 29 octobre 1999.

Le 2 juillet 1999, l'un des représentants du requérant a demandé à la Cour d'inviter le Gouvernement « à surseoir à la décision d'exécuter la sentence capitale prononcée le 29 juin 1999 à l'encontre du requérant jusqu'à ce que la Cour décide du bien-fondé de ses griefs ».

Le 6 juillet 1999, la Cour a décidé que la demande d'application de l'article 39 pouvait être envisagée dans l'hypothèse où la condamnation du requérant serait confirmée par la Cour de cassation. Le 30 novembre 1999, la Cour a décidé d'indiquer au Gouvernement la mesure provisoire suivante :

« La Cour demande à l'Etat défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour que la peine capitale ne soit pas exécutée, afin que la Cour puisse poursuivre efficacement l'examen de la recevabilité et du fond des griefs que le requérant formule sur le terrain de la Convention. »

Le 12 janvier 2000, le Premier ministre turc a annoncé que le dossier du requérant serait transmis à la Grande Assemblée nationale de Turquie (compétente pour approuver ou désapprouver l'exécution des peines capitales) à l'issue de la procédure devant la Cour.

6. Une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et aux griefs portant sur le fond (article 54 § 4 du règlement) s'est déroulée en public le 21 novembre 2000 au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

Mes Francis Szpiner et Sükrü Alpaslan, coagents ;

MM. Yunus Belet, Orhan Nalcioglu, Ergin Ergül,

Gülhan Akyüz, Bilal Çaliskan, Özer Zeyrek,

Recep Kaplan, Cengiz Aydin, Tuncay Çinar,

Kaya Tambasar, Münci Özmen

Mmes Deniz Akçay, Didem Bulutlar, et Banur Özaydin, conseillers.

– pour le requérant

Me Hasip Kaplan, Sir Sydney Kentridge,

Mes Mark Muller et Timothy Otty, conseils ;

MM. Kerim Yildiz, Irfan Dündar, Dogan Erbas,

Mme Gareth Pierce, MM.Louis Charalambous

et Philip Leach, conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mes Szpiner et Alpaslan au nom du Gouvernement et Me Kaplan, Sir Sydney Kentridge et Mes Muller et Otty au nom du requérant.

Par une décision du 14 décembre 2000, la chambre a déclaré la requête en partie recevable.

Le 15 décembre 2000, Gouvernement et requérant ont été avisés que la chambre, conformément à l'article 72 § 2 du règlement de la Cour, avait décidé d'informer les parties de son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre, en vertu de l'article 30 de la Convention. Le 15 janvier 2001, le Gouvernement s'est opposé à cette décision. En conséquence, l'affaire est restée devant la chambre.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.

Le 19 septembre 2002, le Gouvernement a présenté des observations complémentaires sur l'abolition de la peine de mort en Turquie. Le 22 octobre 2002, le requérant a soumis ses commentaires sur ce point.





EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. Le requérant, ressortissant turc né en 1949, est actuellement détenu à la prison d'Imrali (Mudanya, Bursa, Turquie). Avant son arrestation, il était le chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.



A. L'arrestation et le transfert du requérant en Turquie

9. Le 9 octobre 1998, le requérant fut expulsé de Syrie, où il résidait depuis de longues années. Arrivé le même jour en Grèce, les autorités grecques lui demandèrent de quitter le territoire grec dans les deux heures et rejetèrent sa demande d'asile politique. Le 10 octobre 1998, le requérant se rendit à Moscou dans un avion affrété par les services secrets grecs. Sa demande tendant à obtenir le statut de réfugié politique en Russie fut acceptée par la Douma, mais le Premier ministre russe ne mit pas cette décision en application.

10. Le 12 novembre 1998, le requérant se rendit à Rome et présenta une demande d'asile politique. Les autorités italiennes mirent d'abord le requérant en détention, puis l'assignèrent à domicile. Tout en refusant de l'extrader vers la Turquie, les autorités administratives italiennes rejetèrent la demande d'asile politique soumise par l'intéressé. Celui-ci dut quitter l'Italie à la suite de pressions dans ce sens. Après avoir passé un ou deux jours en Russie, le requérant se rendit de nouveau en Grèce, probablement le 1er février 1999. Le lendemain, le 2 février 1999, le requérant fut emmené au Kenya, reçu à l'aéroport de Nairobi par les agents de l'ambassade grecque et installé à la résidence de l'ambassadeur grec. Le requérant présenta à l'ambassadeur grec à Nairobi une demande d'asile politique en Grèce, mais cette demande demeura sans réponse.

11. Le 15 février 1999, le ministère des affaires étrangères du Kenya annonça que le 2 février 1999, l'avion qui avait amené M. Öcalan avait atterri à Nairobi, que le requérant était entré sur le territoire kenyan sans déclarer son identité et sans se soumettre au contrôle des passeports, alors qu'il était accompagné par des agents grecs. Le ministre kenyan des Affaires étrangères avait convoqué l'ambassadeur grec à Nairobi pour lui demander des renseignements sur l'identité du requérant. L'ambassadeur avait d'abord déclaré qu'il ne s'agissait pas d'Abdullah Öcalan. Devant l'insistance des autorités kenyanes, l'ambassadeur grec avait reconnu qu'il s'agissait bien de M. Öcalan. L'ambassadeur grec indiqua au ministre kenyan que les autorités d'Athènes étaient d'accord pour emmener le requérant hors du Kenya.

Le ministre des Affaires étrangères du Kenya déclara aussi que les missions diplomatiques kenyanes à l'étranger avaient été les cibles d'actions terroristes, et que la présence du requérant au Kenya soulevait de sérieux problèmes de sécurité. Dans ces conditions, le gouvernement kenyan s'étonna de ce que la Grèce, Etat avec lequel il entretenait des relations amicales, ait pu, en connaissance de cause, placer le Kenya dans une situation à ce point délicate, l'exposant à la suspicion et à de possibles attaques. Invoquant le rôle joué par l'ambassadeur grec à Nairobi, le gouvernement kenyan déclara que la crédibilité de l'ambassadeur suscitait de sérieux doutes et demanda son rappel immédiat.

Le ministre kenyan des Affaires étrangères indiqua également que les autorités kenyanes n'avaient rien à voir avec l'arrestation et la destination finale du requérant, qu'il n'était informé d'aucune opération menée par les forces turques durant le départ du requérant, et que les gouvernements kenyan et turc ne s'étaient pas consultés sur ce point.

12. Le dernier jour du séjour du requérant à Nairobi, l'ambassadeur grec, à l'issue de son entretien avec le ministre kenyan des Affaires étrangères, annonça au requérant qu'il était libre de partir où il le désirait et que les Pays-Bas étaient prêts à l'accueillir.

Le 15 février 1999, des agents kenyans se présentèrent à l'ambassade de Grèce afin de conduire le requérant à l'aéroport. L'ambassadeur de Grèce ayant manifesté son souhait d'accompagner lui-même le requérant à l'aéroport, une discussion entre lui et les agents kenyans eut lieu. Finalement, le requérant prit la voiture conduite par un agent kenyan. En chemin, la voiture où se trouvait le requérant se sépara du convoi et se rendit, par un passage réservé à la sécurité, dans la zone internationale de l'aéroport de Nairobi, au pied d'un avion dans lequel des agents de sécurité turcs attendaient M. Öcalan. Celui-ci fut appréhendé à 20 h 00 environ après être monté dans l'avion.

13. Les juridictions turques avaient décerné sept mandats d'arrêt à l'encontre de M. Öcalan, et Interpol avait émis un avis de recherche (bulletin rouge) le concernant. Dans tous ces documents, on reprochait au requérant d'avoir fondé une bande armée en vue de mettre fin à l'intégrité territoriale de l'Etat et d'avoir été l'instigateur de plusieurs actes de terrorisme ayant abouti à des pertes en vies humaines.

Dans l'avion qui le ramenait du Kenya en Turquie, le requérant fut accompagné d'un médecin militaire dès son arrestation. Un enregistrement vidéo et des photos de M. Öcalan, faits dans l'avion pour les besoins de la police, firent l'objet d'une fuite et apparurent dans la presse. Entre-temps, les détenus de la prison d'Imrali avaient été transférés dans d'autres établissements.

14. Pendant le vol, entre le Kenya et la Turquie, le requérant eut les yeux bandés à chaque fois que les agents turcs ne portaient pas de cagoule. On lui enlevait le bandeau dès que les agents mettaient leur cagoule. Selon le Gouvernement, le bandeau fut enlevé dès que l'avion entra dans la zone aérienne turque.

L'intéressé fut placé en garde à vue à la prison d'Imrali le 16 février 1999. Durant le trajet de l'aéroport en Turquie jusqu'à la prison d'Imrali, le requérant portait une cagoule. Sur des photos prises à l'île d'Imrali en Turquie, le requérant comparut sans cagoule, ni bandeau sur les yeux. M. Öcalan affirma par la suite qu'on lui avait administré des tranquillisants, probablement dans les locaux de l'ambassade de Grèce à Nairobi.



B. La garde à vue à Imrali

15. A partir du 16 février 1999, le requérant fut interrogé par les membres des forces de l'ordre. Le 20 février 1999, la durée de sa garde à vue fut prolongée de trois jours par décision du juge (prise au vu du dossier) au motif que les interrogatoires n'étaient pas terminés.

16. Les magistrats et les procureurs près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara arrivèrent sur l'île d'Imrali le 21 février 1999.

17. Selon le requérant, le 22 février 1999, seize avocats désignés par sa famille demandèrent à la cour de sûreté de l'Etat l'autorisation de rendre visite à leur client. On leur répondit oralement qu'un seul avocat serait autorisé à voir le détenu. Les avocats qui se rendirent à Mudanya (point de départ pour l'île d'Imrali) le 23 février 1999 se virent refuser par l'administration l'autorisation de voir leur client. Toujours selon le requérant, ses avocats furent harcelés par la foule, à l'instigation ou sous l'il bienveillant des policiers en civil.

18. Dès le début de la détention de M. Öcalan, l'île d'Imrali fut décrétée zone militaire interdite. Selon l'intéressé, la gestion de la sécurité dans son affaire fut confiée au « centre de crise » créé à Mudanya. C'est cette entité qui était chargée d'accorder aux avocats et autres visiteurs les autorisations de voir le requérant. D'après le Gouvernement, des mesures extraordinaires furent prises afin de sauvegarder la vie du requérant. Ce dernier avait un grand nombre d'ennemis qui auraient pu être tentés de mettre un terme à sa vie. Toujours selon le Gouvernement, la fouille des avocats s'inscrivait dans le cadre de ces mesures de sécurité.

19. Le 22 février 1999, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara interrogea le requérant et recueillit la déposition faite par lui en tant que prévenu. L'intéressé exposa qu'il était le fondateur du PKK et son leader actuel. Au début, M. Öcalan et le PKK s'étaient assigné pour but de fonder un Etat kurde indépendant, mais au fil du temps ils avaient changé d'objectif et avaient recherché la participation au pouvoir des Kurdes, considérés comme constituant une population libre et ayant joué un rôle important dans la fondation de la République. Le requérant confessa que les gardes de village constituaient une cible privilégiée pour le PKK. Il confirma également que cette organisation usait de méthodes violentes contre la population civile, en particulier depuis 1987. Il précisa qu'il était personnellement opposé à ces méthodes et qu'il avait vainement essayé d'empêcher leur utilisation. Il indiqua au procureur que les chefs de guerre, qui désiraient s'approprier le pouvoir au sein du PKK, avaient dirigé une partie de leur pression contre la population kurde, que certains d'entre eux avaient été jugés et condamnés par le PKK et avaient été exécutés avec son approbation personnelle. Il reconnut que l'évaluation par les autorités turques du nombre de morts et de blessés imputables aux agissements du PKK était proche de la réalité, que ce nombre pouvait même être plus élevé, et que les attaques perpétrées l'avaient été sur ses ordres et dans le cadre de la lutte armée menée par le PKK. Il ajouta qu'il avait décidé en 1993 de décréter un cessez-le-feu, donnant ainsi suite à la demande du président turc, M. Özal, qui lui avait été transmise par le dirigeant kurde Celal Talabani. Il déclara aussi devant le procureur qu'après son départ de la Syrie le 9 octobre 1998 il s'était rendu d'abord en Grèce, puis en Russie et en Italie. Ces deux pays ayant refusé de lui accorder le statut de réfugié politique, il avait été conduit au Kenya par les services secrets de la Grèce.



C. La comparution devant le juge et la mise en détention provisoire

20. Le 23 février 1999, le requérant comparut devant un juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara, qui ordonna sa mise en détention provisoire. Le requérant ne forma pas opposition auprès de la cour de sûreté de l'Etat contre cette décision. Devant le juge assesseur, il réitéra la déclaration faite par lui devant le procureur. Il ajouta qu'en sa qualité de fondateur et chef du PKK il était compétent en dernier ressort pour approuver les décisions prises au sein de cette organisation. Au cours de la période 1973-1978, les activités du PKK s'étaient situées sur le plan politique. En 1977 et 1978, le PKK avait organisé des attaques armées contre les « aga » (grands propriétaires terriens). A partir de 1979, après le passage du requérant au Liban, le PKK avait commencé ses préparatifs sur le plan paramilitaire. Depuis 1984, l'organisation menait une lutte armée à l'intérieur de la Turquie. Les responsables de chaque département décidaient des actions armées, dont le requérant confirmait les grandes lignes. M. Öcalan prenait par ailleurs les décisions stratégiques et tactiques pour l'ensemble de l'organisation. Les unités se chargeaient de l'exécution de ces décisions.



D. Les contacts avec l'extérieur lors de l'instruction judiciaire et les conditions de détention à la prison d'Imrali

21. Le lendemain de l'arrivée du requérant en Turquie, son conseil turc, Me Feridun Çelik, demanda à pouvoir lui rendre visite. L'avocat fut empêché par les membres des forces de l'ordre de quitter les locaux de l'association des droits de l'homme de Diyarbakir et fut appréhendé par la suite avec sept de ses confrères.

22. Le 17 février 1999, Mes Böhler et Prakken, accompagnées de leur associé M. Koppen, se virent refuser à l'aéroport d'Istanbul l'autorisation de pénétrer sur le territoire turc afin de se rendre auprès du requérant. Les autorités avaient en effet considéré que ces avocates ne pouvaient représenter le requérant en Turquie et que le passé de Me Böhler (soupçonnée d'avoir milité contre les intérêts de la Turquie et participé à des réunions organisées par le PKK) laissait planer le danger d'une atteinte à l'ordre public en Turquie.

23. Le 25 février 1999, le requérant put s'entretenir avec deux des seize avocats qui avaient demandé à le voir, Mes Z. Okçuoglu et H. Korkut. Ce premier entretien eut lieu en présence d'un juge et de membres des forces de l'ordre portant des cagoules. Ces derniers avaient décidé que l'entrevue ne pourrait dépasser vingt minutes. Le procès-verbal de celle-ci fut remis à la cour de sûreté de l'Etat. Les autres représentants du requérant obtinrent l'autorisation de faire signer le pouvoir pour la Cour et de voir leur client ultérieurement.

24. Lors de l'instruction préparatoire, qui se déroula entre le 15 février 1999, date de l'arrestation de M. Öcalan, et le 24 avril 1999, date du début du procès, le requérant eut douze entretiens à huis clos avec ses avocats. Les dates et durées de ces entretiens sont les suivantes : le 11 mars 1999 (45 minutes), le 16 mars 1999 (une heure), le 19 mars 1999 (une heure), le 23 mars 1999 (57 minutes), le 26 mars 1999 (une heure et 27 minutes), le 2 avril 1999 (une heure), le 6 avril 1999 (une heure), le 8 avril 1999 (61 minutes), le 12 avril 1999 (59 minutes), le 15 avril 1999 (une heure), le 19 avril 1999 (une heure) et le 22 avril 1999 (une heure).

25. Selon le requérant, ses entretiens avec ses avocats eurent lieu sous la surveillance de personnes placées derrière les vitres et furent filmés au moyen d'un caméscope. Après les deux premières visites, de courte durée, les contacts des avocats avec le requérant furent limités à deux visites par semaine, d'une durée d'une heure chacune. A chaque visite, les avocats furent fouillés à cinq reprises et durent remplir un questionnaire très détaillé. Toujours selon le requérant, l'échange de documents entre lui-même et ses conseillers et la prise de notes étaient interdits lors de ces entretiens. Les représentants de M. Öcalan ne purent transmettre à ce dernier ni la copie du dossier de son procès (sauf l'acte d'accusation, notifié par le parquet), ni d'autres éléments de nature à lui permettre de préparer sa défense.

26. Selon le Gouvernement, aucune restriction ne fut imposée au requérant quant au nombre de visites de ses avocats, ni quant à la durée de celles-ci. Hormis la première, qui se déroula sous la surveillance d'un juge et de membres des forces de l'ordre – lesquels se trouvaient dans la même pièce que le requérant et ses avocats – les visites eurent lieu dans le cadre des restrictions prévues par le code de procédure pénale. Afin d'assurer leur sécurité, les avocats furent conduits sur l'île d'Imrali par des bateaux à partir d'un quai privé. Des chambres d'hôtel furent réservées pour eux à un endroit proche du lieu d'embarquement. Toujours aux dires du Gouvernement, la correspondance du requérant ne fit l'objet d'aucune restriction.

27. Entre temps, le 2 mars 1999, les délégués du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») visitèrent la prison d'Imrali. Leur lettre du 22 mars 1999 adressée aux représentants du gouvernement turc indiquait que la santé physique du requérant était bonne et que l'intéressé avait déclaré n'avoir subi aucun mauvais traitement depuis son arrestation. Sa cellule était convenablement équipée. Le CPT appela l'attention du Gouvernement sur le fait que l'isolement du requérant et son accès limité au plein air pouvaient compromettre sa santé psychique.

28. La dernière visite des délégués du CPT à la prison d'Imrali, où le requérant est le seul détenu, se déroula lors de leur mission en Turquie du 2 au 14 septembre 2001. Il ressort de leur constatations que la cellule qu'occupe le requérant est assez grande pour un détenu et dispose d'un lit, d'une table, d'un fauteuil et d'une bibliothèque. La cellule est également dotée d'une climatisation et d'un coin toilette, ainsi que d'une fenêtre qui donne sur une cour interne. Le requérant dispose de livres, de journaux, et d'un poste de radio. Il n'a pas accès aux émissions télévisées ni au téléphone. En revanche, il reçoit la visite de médecins deux fois par jour et celle de ses avocats une fois par semaine.



E. Les médias

29. Le requérant affirme que, même avant le commencement du procès, il fut présenté par une partie des médias comme un « tueur de bébés ». Les dépositions faites par lui en tant que prévenu lors de l'instruction préparatoire furent divulguées à la presse alors même qu'elles n'avaient pas encore été mises à la disposition de ses avocats.

30. Selon le Gouvernement, l'affaire Öcalan suscita un fort intérêt de la part des médias et des journalistes, qui formulèrent toutes sortes de commentaires sur la question de savoir si le requérant devait ou non être jugé coupable. Les avocats de M. Öcalan intentèrent une action contre un journaliste qui, selon eux, avait diffamé le requérant.



F. Le procès devant la cour de sûreté de l'Etat

31. Par un acte d'accusation présenté le 24 avril 1999 (et joint à plusieurs autres, s'échelonnant entre 1989 et 1998 et établis en l'absence du requérant par divers parquets), le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara reprocha au requérant d'avoir mené des activités visant à provoquer la sécession d'une partie du territoire national. Il requit la peine capitale en vertu de l'article 125 du code pénal.

32. Le dossier de l'affaire se composait de 17 000 pages et résultait de la jonction des dossiers de sept procédures déjà entamées contre le requérant par diverses cours de sûreté de l'Etat. L'accès des avocats du requérant à ce dossier ainsi qu'à l'acte d'accusation fut assuré le 7 mai 1999. Les autorités judiciaires n'ayant pu fournir une copie du dossier, les avocats apportèrent leur propre photocopieuse et finirent de photocopier le dossier le 15 mai 1999. Le parquet n'avait pas versé certains documents au dossier, par exemple ceux concernant l'arrestation du requérant au Kenya et son transfert en Turquie.

33. Les deux premières audiences, qui se tinrent à Ankara les 24 et 30 mars 1999 et auxquelles le requérant ne participa point, concernaient des questions de procédure, telles que les demandes de constitution de partie intervenante, les mesures à prendre pour les audiences devant se tenir sur l'île d'Imrali et pour la participation des parties et la présence du public aux débats. D'après le Gouvernement, les allégations selon lesquelles les policiers ont harcelé les avocats à la sortie de la première audience, tenue le 24 mars 1999 à Ankara, fait actuellement l'objet d'une enquête pénale.

34. Du 31 mai au 29 juin 1999, la cour de sûreté de l'Etat, composée de deux juges civils et d'un magistrat militaire, tint sur l'île d'Imrali neuf audiences, auxquelles le requérant participa. Devant la cour, l'intéressé déclara, entre autres, qu'il réitérait les dépositions faites par lui devant le procureur et devant le juge assesseur. Il confirma qu'il était le plus haut responsable du PKK, qu'il dirigeait l'organisation et qu'il avait donné instruction aux membres de celle-ci de procéder à certains actes. Il déclara n'avoir reçu ni mauvais traitements ni insultes depuis son arrestation. Par ailleurs, ses représentants plaidèrent que la cour de sûreté de l'Etat ne pouvait être considérée comme un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 de la Convention. Le requérant affirma que, pour sa part, il acceptait la juridiction de la cour de sûreté de l'Etat.

35. Il se déclara prêt à coopérer avec l'Etat turc afin de mettre un terme aux actes de violence liés au problème kurde et promit de faire cesser la lutte armée du PKK. Il affirma vouloir « uvrer pour la paix et la fraternité et atteindre ce but au sein de la République turque ». Il précisa que si dans un premier temps, il avait envisagé une lutte armée pour obtenir l'indépendance de la population d'origine kurde, c'était par réaction contre la pression politique exercée par le gouvernement sur cette population. Au vu de l'évolution de la situation, il avait changé de cap et limité ses revendications à une autonomie ou une reconnaissance des droits culturels des Kurdes au sein d'une société démocratique. Il déclara accepter la responsabilité politique de la stratégie générale du PKK, mais refuser la responsabilité pénale des actes de violence allant au-delà de la politique déclarée du PKK. Dans le but de mettre en évidence le rapprochement entre son organisation et le gouvernement, il sollicita l'audition, en tant que témoins à décharge, des responsables du gouvernement qui avaient mené des négociations avec le PKK. Cette demande ne fut pas accueillie par la cour de sûreté de l'Etat.

36. Les demandes de ses avocats tendant à la communication de documents complémentaires ou à l'élargissement de l'instruction afin de recueillir davantage d'éléments de preuve furent rejetées par la cour de sûreté de l'Etat au motif qu'il s'agissait de manuvres dilatoires.

37. Les avocats du requérant se plaignirent devant la cour de sûreté de l'Etat des restrictions et des difficultés qu'ils rencontraient pour s'entretenir avec leur client. Leur demande visant à obtenir l'autorisation de se concerter avec le requérant lors des pauses-déjeuner fut acceptée par la cour de sûreté de l'Etat à l'audience du 1er juin 1999.

Le 2 juin 1999, la cour de sûreté de l'Etat décida d'autoriser le requérant à consulter le dossier sous la surveillance de deux greffiers et de permettre aux avocats de l'intéressé de transmettre à leur client des copies de documents versés au dossier.

Les avocats ne se présentèrent pas à l'audience du 3 juin 1999. Sur leur demande, les procès-verbaux d'audience et des copies des documents versés au dossier leur furent remis à eux ainsi qu'au requérant le 4 juin 1999. L'un des conseils du requérant remercia la cour de sûreté de l'Etat pour avoir créé une ambiance sereine.

38. Le 8 juin 1999, le parquet présenta son réquisitoire (conclusions finales) et requit la condamnation du requérant à la peine capitale en vertu de l'article 125 du code pénal.

Les conseils du requérant demandèrent un délai d'un mois pour préparer leurs conclusions finales. La cour de sûreté de l'Etat leur accorda quinze jours, délai maximum prévu par la législation.

39. Le 18 juin 1999, la Grande Assemblée nationale de Turquie modifia l'article 143 de la Constitution et exclut les magistrats militaires (du siège comme du parquet) de la composition des cours de sûreté de l'Etat. Des modifications dans le même sens furent apportées le 22 juin 1999 à la loi sur les cours de sûreté de l'Etat.

40. A l'audience du 23 juin 1999, le magistrat désigné pour remplacer le juge militaire siégea pour la première fois au sein de la cour de sûreté de l'Etat. Cette dernière constata que le nouveau juge avait déjà lu le dossier et les procès-verbaux, conformément à l'article 381 § 2 du code de procédure pénale, et qu'il avait aussi suivi dès le début le déroulement de la procédure et assisté aux audiences.

Les conseils du requérant s'opposèrent à la nomination de ce magistrat non militaire au motif qu'il était déjà intervenu dans le dossier. Cette objection fut rejetée par la cour.

41. Toujours le 23 juin 1999, les conseils du requérant exposèrent leurs moyens de défense quant au fond des accusations.

42. Le 29 juin 1999, la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara, après avoir entendu les dernières paroles du requérant, le déclara coupable d'avoir mené des actions visant la sécession d'une partie du territoire de la Turquie et d'avoir formé et dirigé dans ce but une bande de terroristes armés, et elle le condamna à la peine capitale en application de l'article 125 du code pénal. Elle considéra que le requérant était le fondateur et le premier responsable de l'organisation illégale que constituait le PKK. Ce dernier avait pour but la sécession d'une partie du territoire de la République de Turquie afin d'y former un Etat kurde doté d'un régime politique fondé sur l'idéologie marxiste-léniniste. La cour de sûreté de l'Etat jugea établi qu'à la suite de décisions prises par le requérant et sur ses ordres et directives, le PKK avait procédé à plusieurs attaques armées, attentats à la bombe, sabotages et vols à main armée, et que, lors de ces actes de violence, des milliers de civils, de militaires, de policiers, de gardes de village et de fonctionnaires avaient trouvé la mort. Elle n'admit pas l'existence de circonstances atténuantes permettant de commuer la peine capitale en réclusion à perpétuité, compte tenu notamment du nombre très élevé et de la gravité des actes de violence, lesquels avaient entraîné la mort de milliers de personnes, y compris des enfants, des femmes et des vieillards, et eu égard au danger important et imminent que représentaient ces actes pour le pays.



G. Le pourvoi en cassation

43. Le requérant forme un pourvoi en cassation contre la décision, laquelle, compte tenu de la gravité de la peine prononcée, fut également soumise d'office au contrôle de la Cour de cassation.

44. Par un arrêt adopté le 22 novembre 1999 et prononcé le 25, la Cour de cassation confirma l'arrêt du 29 juin 1999 en toutes ses dispositions. Elle considéra que le remplacement du juge militaire par un magistrat non militaire pendant le procès ne nécessitait pas le renouvellement des actes de procédure déjà accomplis puisque le nouveau magistrat avait suivi la procédure dès le début et que la loi elle-même disposait que celle-ci devait se poursuivre à partir du stade auquel elle se trouvait au moment du remplacement. La Cour de cassation rappela également que la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara était habilitée par la loi à tenir ses audiences en dehors de son ressort, notamment pour des raisons de sécurité.

45. Quant au fond, la Cour de cassation tint compte du fait que le requérant était le fondateur et le président du PKK. Elle se référa au but et à l'activité de cette organisation, qui visait la fondation d'un Etat kurde sur un territoire à faire céder par la Turquie à l'issue d'une lutte armée et qui, à cette fin, procédait à des attaques armées et à des sabotages contre les forces armées et les établissements industriels ou touristiques, espérant ainsi affaiblir l'autorité de l'Etat. Le PKK avait également un front politique (ERNK) et un front armé (ARNK), qui fonctionnaient sous son contrôle. Ses principaux revenus étaient « l'impôt », « les amendes », les dons, les cotisations et l'argent provenant des vols à main armée et du trafic d'armes et de stupéfiants. Selon la Cour de cassation, le requérant dirigeait l'ensemble des trois formations. Dans les discours qu'il avait prononcés lors des conférences du parti, dans ses interventions audiovisuelles, dans ses instructions aux militants, M. Öcalan avait ordonné de recourir à des actes de violence, indiqué des tactiques de combat, prononcé des sanctions contre ceux qui ne respectaient pas ses consignes et incité la population civile à passer à l'acte. Les actes de violences perpétrés par le PKK de 1978 jusqu'à l'arrestation du requérant (soit au total 6 036 attaques armées, 3 071 attentats à la bombe, 388 vols à main armée et 1 046 enlèvements) avaient provoqué la mort de 4 472 civils, 3 874 militaires, 247 policiers et 1 225 gardes de village.

46. La Cour de cassation estima que le PKK, fondé et dirigé par le requérant, représentait un danger sérieux, grave et imminent pour l'intégrité du pays. Elle considéra que les faits reprochés à M. Öcalan correspondaient bien à ceux constituant l'infraction définie à l'article 125 du code pénal et qu'il n'était pas nécessaire, pour l'application de cette disposition, que le requérant, fondateur et président du PKK et instigateur des actes de violence commis par cette organisation, eût lui-même utilisé une arme.



H. Commutation de la peine capitale en réclusion à perpétuité

47. En octobre 2001, l'article 38 de la Constitution fut modifié dans le sens que la peine capitale ne pourrait plus être prononcée ni exécutée sauf en temps de guerre ou de danger imminent de guerre, ou en cas d'actes terroristes.

Par la loi no 4771 publiée le 9 août 2002, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida, entre autres, d'abolir la peine de mort en temps de paix (c'est à dire sauf situation de guerre ou de danger imminent de guerre) en apportant des modifications aux lois concernées, y inclus le code pénal. Selon ces modifications, la réclusion à perpétuité, infligée à la suite de la commutation de la peine capitale déjà prononcée en raison des actes de terrorisme, devrait être purgée jusqu'à la fin des jours du condamné.

Dans une lettre du 19 septembre 2002 adressée à la Cour, le Gouvernement déclara qu'« il n'[était] plus possible d'exécuter la condamnation à mort d'Abdullah Öcalan, confirmée par la Cour de cassation turque dans l'arrêt qu'elle a[vait] rendu le 22 novembre 1999 ».

Par un arrêt du 3 octobre 2002, la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara commua la peine capitale imposée au requérant en réclusion à perpétuité. Elle constata que les infractions reprochées au requérant et réprimées par l'article 125 du code pénal avaient été commises en temps de paix et constituaient des actes de terrorisme.

L'un des partis politiques représentés au parlement, le parti de l'action nationaliste, (MHP, Milliyetçi Hareket Partisi) intenta devant la Cour constitutionnelle une action en annulation de certaines dispositions de la loi no 4771, y compris celles abolissant la peine capitale en temps de paix pour les auteurs d'actes terroristes. Par un arrêt du 27 décembre 2002, la Cour constitutionnelle rejeta cette action.

Le 9 octobre 2002, les deux syndicats intervenants dans la procédure pénale au nom de leurs membres défunts, le syndicat des travailleurs du secteur public et le syndicat de l'éducation nationale (rassemblant les enseignants), formèrent un pourvoi contre l'arrêt du 3 octobre 2002 commuant la peine capitale infligée au requérant en réclusion à perpétuité. Les syndicats intervenants soutinrent que la situation créée par les activités du PKK au sud-est de la Turquie devrait s'analyser en un « danger imminent de guerre ». Cette procédure est toujours pendante.



II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Statut des cours de sûreté de l'Etat

48. Selon l'article 143 de la Constitution, dans sa version d'avant la modification constitutionnelle survenue le 18 juin 1999, les cours de sûreté de l'Etat étaient composées d'un président, de deux membres titulaires et de deux membres suppléants. Le président, un membre titulaire et un membre suppléant étaient nommés parmi les juges civils, un membre titulaire et un membre suppléant parmi les juges militaires.

49. Tel qu'il a été modifié par la loi no 4388 du 18 juin 1999, l'article 143 de la Constitution est ainsi libellé :

« (...) Les cours de sûreté de l'Etat se composent d'un président, de deux membres titulaires, d'un membre suppléant, d'un procureur général de la République et d'un nombre suffisant de procureurs de la République.

Le président, deux membres titulaires, un membre suppléant et le procureur général de la République sont nommés parmi les juges et les procureurs de premier rang, les procureurs de la République parmi les procureurs d'autres rangs, pour quatre ans, par le Haut Conseil de la Magistrature, selon la procédure définie dans la loi spéciale. Leur mandat est renouvelable (...) »

50. Les modifications nécessaires quant à la nomination des juges et des procureurs de la République furent apportées à la loi no 2845 sur les cours de sûreté de l'Etat par la loi no 4390 du 22 juin 1999. Selon l'article 1 provisoire de la loi no 4390, les mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l'Etat devaient prendre fin à la date de la publication de cette loi (le 22 juin 1999). Selon l'article 3 provisoire de la même loi, les procédures pendantes devant les cours de sûreté de l'Etat à la date de publication de cette loi devaient se poursuivre dans l'état où elles se trouvaient à cette date.



B. Article 125 du code pénal turc

51. Cette disposition se lit ainsi :

« Sera passible de la peine capitale quiconque commettra un acte tendant à soumettre toute ou partie du territoire de l'Etat à la domination d'un Etat étranger, à amoindrir l'indépendance de l'Etat, à altérer son unité, ou à soustraire à son administration une partie du territoire sous son contrôle. »



C. Contrôle de la légalité de la détention

52. Aux termes du quatrième paragraphe de l'article 128 du code de procédure pénale (tel que modifié par la loi no 3842/9 du 18 novembre 1992), toute personne arrêtée ou dont la garde à vue a été prolongée sur ordre d'un procureur peut contester la mesure en question devant le juge d'instance compétent et, le cas échéant, être libérée. Dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat (relevant de la loi no 2845 du 16 juin 1983), l'article 128 du code de procédure pénale n'est applicable que dans sa version antérieure aux modifications du 18 novembre 1992, version qui ne prévoit pas de moyen de recours pour les personnes arrêtées ou maintenues en garde à vue sur ordre du parquet.

53. L'article 1 de la loi no 466 sur l'octroi d'indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues prévoit :

« Seront compensés par l'Etat les dommages subis par toute personne :

1. arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ;

2. à laquelle les griefs à l'origine de son arrestation ou détention n'auront pas été immédiatement communiqués ;

3. qui n'aura pas été traduite devant le juge après avoir été arrêtée ou placée en détention dans le délai légal ;

4. qui aura été privée de sa liberté sans décision judiciaire après que le délai légal pour être traduite devant le juge aura expiré ;

5. dont les proches n'auront pas été immédiatement informés de son arrestation ou de sa détention ;

6. qui, après avoir été arrêtée ou mise en détention conformément à la loi, aura bénéficié d'un non-lieu (...), d'un acquittement ou d'un jugement la dispensant d'une peine ;

7. qui aura été condamnée à une peine d'emprisonnement moins longue que sa détention ou à une amende seulement (...) »

54. Par ailleurs, l'article 144 du code de procédure pénale prévoit en principe que toute personne appréhendée ou mise en détention provisoire peut s'entretenir avec son défenseur à huis clos, sans que ce dernier ait besoin d'une procuration. Dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat, l'article 144 du code de procédure pénale n'est applicable que dans sa version antérieure aux modifications du 18 novembre 1992, version qui prévoit qu'un magistrat peut être présent lors des entretiens entre l'accusé et son avocat dans la période antérieure à l'ouverture de l'action pénale.



D. Le Conseil de l'Europe et la peine capitale

55. Le Protocole no 6 à la Convention prévoit dans son article 1 que « la peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté ». Aux termes de l'article 2 du Protocole no 6 :

« Un Etat peut prévoir dans sa législation la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ; une telle peine ne sera appliquée que dans les cas prévus par cette législation et conformément à ses dispositions. Cet Etat communiquera au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe les dispositions afférentes de la législation en cause. »

Le Protocole no 6 a été ratifié par quarante et un des quarante-quatre Etats membres du Conseil de l'Europe, et signé par l'ensemble des Etats membres, y compris, très récemment – le 15 janvier 2003 –, par la Turquie. Seules la Turquie, l'Arménie et la Russie ne l'ont pas encore ratifié.

56. Le Protocole no 13 à la Convention, qui prévoit l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances, a été ouvert à la signature le 3 mai 2002. Son préambule se lit ainsi :

« Les Etats membres du Conseil de l'Europe, signataires du présent Protocole,

Convaincus que le droit de toute personne à la vie est une valeur fondamentale dans une société démocratique, et que l'abolition de la peine de mort est essentielle à la protection de ce droit et à la pleine reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains ;

Souhaitant renforcer la protection du droit à la vie garanti par la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après dénommée « la Convention ») ;

Notant que le Protocole no 6 à la Convention concernant l'abolition de la peine de mort, signé à Strasbourg le 28 avril 1983, n'exclut pas la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ;

Résolus à faire le pas ultime afin d'abolir la peine de mort en toutes circonstances,

Sont convenus de ce qui suit : (...) »

Aux termes de l'article 1 du Protocole no 13 :

« La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté. »

Conformément à son article 7, le Protocole « entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois après la date à laquelle dix Etats membres du Conseil de l'Europe auront exprimé leur consentement à être liés par le présent Protocole. »

57. Dans son Avis no 233 (2002) sur le « Projet de protocole à la Convention européenne des Droits de l'Homme relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances », l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe rappela :

« (...) ses dernières résolutions sur le sujet, à savoir la Résolution 1187 (1999) intitulée « L'Europe, continent exempt de la peine de mort », et la Résolution 1253 (2001) relative à l'abolition de la peine de mort dans les pays ayant un statut d'observateur auprès du Conseil de l'Europe, dans lesquelles elle renouvelle sa conviction que l'application de la peine de mort constitue une peine inhumaine et dégradante, et une violation du droit le plus fondamental de l'homme, le droit à la vie, et réaffirme que la peine capitale n'a pas sa place dans des sociétés démocratiques civilisées, régies par l'Etat de droit » (paragraphe 2).

L'Assemblée constata en outre que :

« La deuxième phrase de l'article 2 de la Convention européenne des Droits de l'Homme prévoit toujours la peine de mort. Cela fait longtemps que l'Assemblée se propose de supprimer cette phrase, pour que la théorie corresponde à la réalité, d'autant plus que les documents constitutionnels nationaux et les traités internationaux plus modernes ne contiennent plus de dispositions de ce type » (paragraphe 5).

58. L'article X § 2 des « Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la lutte contre le terrorisme », adoptées le 15 juillet 2002, se lit ainsi :

« En aucun cas, une personne accusée d'activités terroristes ne peut encourir la condamnation à mort ; dans l'éventualité d'une condamnation à une telle peine, celle-ci ne peut pas être exécutée. »



E. Autres évolutions au niveau international concernant la peine de mort

59. Dans sa résolution 1984/50 du 25 mai 1984 sur les « Garanties pour la protection des droits des personnes passibles de la peine de mort », le Conseil économique et social des Nations unies a énuméré une série de règles devant être observées par les pays où la peine de mort est toujours applicable.

L'article 5 de cette résolution est ainsi libellé :

« La peine capitale ne peut être exécutée qu'en vertu d'un jugement final rendu par un tribunal compétent après une procédure juridique offrant toutes les garanties possibles pour assurer un procès équitable, garanties égales au moins à celles énoncées à l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, y compris le droit de toute personne suspectée ou accusée d'un crime passible de la peine de mort de bénéficier d'une assistance judiciaire appropriée à tous les stades de la procédure. »

60. Dans un certain nombre d'affaires concernant des condamnés à mort, le Comité des droits de l'homme des Nations unies a observé qu'en cas de violation des garanties d'un procès équitable exposées à l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l'exécution d'une sentence de mort ne serait pas conforme à l'article 6 § 2 du Pacte qui définit les circonstances dans lesquelles la peine capitale peut être exécutée.

61. Dans l'affaire Reid c. Jamaïque (no 250/1987), le Comité déclara :

« [P]rononcer la peine de mort au terme d'un procès dans lequel les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées constitue (...) une violation de l'article 6 du Pacte. Comme le Comité l'a noté au paragraphe 7 de son observation générale 6, la disposition qui prévoit que la peine de mort ne peut être prononcée que selon la législation en vigueur et ne doit pas être en contradiction avec les dispositions du Pacte implique que « les garanties d'ordre procédural prescrites dans le Pacte doivent être observées, y compris le droit à un jugement équitable rendu par un tribunal indépendant, la présomption d'innocence, des garanties minima de la défense et le droit de recourir à une instance supérieure ». »

62. Des observations similaires ont été formulées par le Comité dans les affaires Daniel Mbenge c. Zaire (Communication no 16/1977, 8 septembre 1977, U.N. Doc. Supp. no 40, [A/38/40], 134 [1983]) et Wright c. Jamaïque (Communication no 349/1989, U.N. Doc. CCPR/C/45/D/349/1989 [1992]).

63. Dans un avis consultatif concernant « le droit à être informé sur l'assistance consulaire dans le cadre des garanties du procès équitable » (Avis consultatif OC-16/99), la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme a examiné les incidences des garanties du procès équitable sur l'article 4 de la Convention américaine des Droits de l'Homme, qui autorise la peine capitale dans certaines circonstances. Elle déclara :

« 134. Peut-être est-il utile de rappeler que lors d'un examen précédent de l'article 4 de la Convention américaine (Restrictions à l'application de la peine de mort, Avis consultatif OC-3/83 du 8 septembre 1983, série A no 3), la Cour a relevé que l'application et l'imposition de la peine capitale étaient régies par le principe selon lequel « la mort ne doit pas être donnée arbitrairement ». Tant l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques que l'article 4 de la Convention exigent un respect strict de la procédure judiciaire et limitent l'application de cette peine aux « crimes les plus graves ». Dans les deux instruments, on observe donc une nette tendance à restreindre l'application de la peine de mort et, en définitive, à l'abolir purement et simplement.

135. Cette tendance, qui est manifeste dans d'autres instruments interaméricains et universels, se retrouve dans le principe internationalement reconnu qui veut que les Etats qui n'ont pas aboli la peine capitale doivent, sans exception, observer avec la plus grande rigueur toutes les garanties judiciaires en cas de condamnation à mort. De toute évidence, l'obligation de respecter le droit à l'information est d'autant plus impérative en pareil cas, compte tenu de la nature exceptionnellement grave et irréversible de la peine susceptible d'être appliquée à un condamné à mort. Si le principe du procès équitable, avec l'ensemble de ses droits et garanties, doit être respecté quelles que soient les circonstances, son observation prend d'autant plus d'importance lorsqu'est en jeu ce droit suprême que reconnaissent et protègent tous les traités et déclarations en matière de droits de l'homme : la vie humaine.

136. L'exécution de la peine de mort étant irréversible, l'observation la plus stricte et la plus rigoureuse des garanties judiciaires est exigée de l'Etat, de sorte que ces garanties ne soient pas violées et qu'une vie humaine ne soit pas prise arbitrairement en conséquence. »

64. Dans son arrêt Hilaire, Constantine and Benjamin et al. v. Trinidad and Tobago du 21 juin 2002, la Cour interaméricaine déclara :

« Compte tenu de la nature exceptionnellement grave et irréversible de la peine de mort, l'observation du principe du procès équitable, avec l'ensemble de ses droits et garanties, prend d'autant plus d'importance lorsqu'une vie humaine est en jeu. » (§ 148)





EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

65. Le requérant se plaint de violations de l'article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention, lequel, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

Dans une exception préliminaire, le Gouvernement allègue que les griefs du requérant au regard de l'article 5 §§ 1, 3 et 4 doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes. Dans sa décision du 14 décembre 2000 sur la recevabilité, la Cour a estimé que cette question était si étroitement liée au fond du grief tiré de l'article 5 § 4 qu'elle ne pouvait la dissocier de l'examen dudit grief. C'est pourquoi la Cour examinera l'exception préliminaire du Gouvernement dans le cadre de son appréciation du grief formulé par le requérant sous l'angle de l'article 5 § 4 et abordera ce grief en premier lieu.



A. Article 5 § 4 de la Convention

66. Le requérant se plaint de n'avoir pas eu la possibilité d'introduire un recours afin de faire contrôler la légalité de sa garde à vue, en violation de l'article 5 § 4 de la Convention.

Le requérant fait observer que pendant les dix premiers jours de sa détention, il a été détenu au secret et n'a pas pu contacter ses avocats. Il n'a pas la formation juridique qui lui aurait permis de former un recours sans l'assistance de ses avocats. Il ne disposait pas non plus des documents concernant son arrestation nécessaires à une telle démarche. Il rappelle à cet égard que les garanties procédurales prévues par l'article 6 de la Convention s'appliquent par analogie à la procédure relative au contrôle de la légalité de la détention au sens de l'article 5 § 4. Il fait valoir en outre qu'un détenu doit avoir accès aux documents relatifs à son arrestation qui sont en possession des autorités afin de préparer sa demande de mise en liberté, et qu'il doit être assisté par un conseil juridique pour pouvoir préparer efficacement une telle demande. Il affirme que dans son cas, un recours devant le juge d'instance ou le juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat était inadéquat, illusoire et voué à l'échec.

67. En revanche, le Gouvernement soulève à cet égard une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, qui comporte deux volets ; il expose également à cette occasion ses observations sur le fond des griefs formulés au regard de l'article 5 § 4. En premier lieu, d'après le Gouvernement, les avocats du requérant ou ses proches parents ont omis de saisir le tribunal d'instance de Mudanya ou le juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara afin de contester les modalités de son arrestation, son placement en garde à vue, la durée de celle-ci ainsi que la mise en détention provisoire. Le Gouvernement invoque l'article 128 § 4 du code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité d'introduire un recours devant le juge d'instance pour faire contrôler la légalité de la garde à vue ou pour contester tout ordre du parquet visant à prolonger la garde à vue. Si le juge d'instance estime que le recours est fondé, il peut ordonner à la police de mettre fin aux interrogatoires et de déférer immédiatement le suspect au parquet. Le Gouvernement ajoute qu'en application de l'article 144 du code de procédure pénale, les représentants du requérant n'avaient pas besoin d'une procuration pour former un tel recours. En deuxième lieu, le Gouvernement se réfère à la loi no 466 du 15 mai 1964 sur l'octroi d'indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues. Il soutient que le requérant aurait pu soumettre à la cour d'assises compétente ses allégations relatives à l'illégalité de sa détention.

68. La Cour relève que dans sa décision du 14 décembre 2000 sur la recevabilité de la requête, elle a lié l'exception préliminaire du Gouvernement concernant notamment cette question à l'examen sur le fond du grief présenté sur le terrain de l'article 5 § 4.

69. Sur ce point, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle une voie de recours doit exister avec un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi lui manquent l'accessibilité et l'efficacité requises par l'article 5 § 4. Rien n'impose d'user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (arrêts Sakik et autres c. Turquie du 26 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2625, § 53 ; arrêt Vernillo c. France du 20 février 1991, série A no 198, pp. 11-12, § 27, et Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 22, § 45). De plus, le recours prévu à l'article 5 § 4 doit revêtir un caractère judiciaire, ce qui suppose « que l'intéressé ait (...) l'occasion d'être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation, sans quoi il ne jouira pas des garanties fondamentales de procédure appliquées en matière de privations de liberté » (arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 24, § 60). Par ailleurs, selon les principes de droit international généralement reconnus, certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l'obligation d'épuiser les recours internes qui s'offrent à lui (arrêt Van Oosterwijck c. Belgique du 6 novembre 1980, série A no 40, pp. 18-19, §§ 36-40).

70. La Cour rappelle aussi son constat dans l'arrêt Sakik et autres c. Turquie (précité, § 53) quant à « l'absence d'exemple de personne en garde à vue ayant obtenu qu'un juge statuât sur la légalité de sa détention ou la libérât, à la suite d'un tel recours » dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat. Cependant, elle observe aussi – comme le fait valoir le Gouvernement – que, par le biais d'une modification de l'article 128 du code de procédure pénale turc intervenue en 1997, la possibilité de contester devant un juge toute décision de placement en garde à vue a été clairement prévue en droit turc. Il en résulte qu'un tel recours existe en théorie. Quant au fonctionnement de ce recours dans la pratique, la Cour note que le Gouvernement n'a fourni aucun exemple de décision d'un juge annulant le placement en garde à vue d'un prévenu par le parquet d'une cour de sûreté de l'Etat avant la fin du quatrième jour (délai légal maximum ordonné par le parquet).

71. La Cour estime qu'elle n'est pas appelée à statuer sur ce point pour les besoins de la présente affaire, puisque de toute façon, les circonstances particulières observées en l'espèce ont rendu impossible pour le requérant l'utilisation effective de ce recours.

72. D'une part, les conditions de la garde à vue et notamment l'isolement total de l'intéressé l'empêchaient de faire usage par lui-même de ce recours. Le requérant n'avait pas de formation juridique et il n'a eu aucune possibilité de consulter un avocat lors de sa garde à vue. Or, le recours prévu à l'article 5 § 4 doit revêtir un caractère judiciaire, ainsi que la Cour l'a rappelé ci-dessus (paragraphe 69). On ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce que le requérant fût en mesure de contester, dans ces conditions, sans l'assistance de son avocat, la légalité et la durée de sa garde à vue.

73. D'autre part, quant à la possibilité pour les avocats constitués par le requérant ou par ses proches parents de contester le placement en garde à vue de ce dernier sans l'avoir consulté, la Cour observe que les déplacements du seul avocat du requérant qui avait un mandat pour le représenter ont été entravés par les policiers (paragraphe 21 ci-dessus). Les autres avocats, engagés par la famille du requérant, se sont trouvés dans l'impossibilité de prendre contact avec lui pendant sa garde à vue. De plus, vu les circonstances exceptionnelles de l'arrestation du requérant, c'était ce dernier lui-même qui était le principal détenteur de renseignements directs concernant les incidents à Nairobi, qui auraient été utiles afin de contester, à ce stade de la procédure, la légalité de l'arrestation.

74. Enfin, pour ce qui est exclusivement de la durée de la garde à vue du requérant, la Cour tient compte de la gravité des accusations portées contre l'intéressé et du fait que la durée de sa garde à vue était conforme à la législation nationale. Elle estime que dans ces conditions, une opposition sur ce point devant un juge d'instance était loin de présenter des chances d'aboutir à une remise en liberté.

75. S'agissant de la voie d'indemnisation prévue par la loi no 466 et invoquée par le Gouvernement, la Cour estime que ce recours ne saurait satisfaire les exigences de l'article 5 § 4 pour deux motifs : en premier lieu, elle note que la loi no 466 ne prévoit que la possibilité d'intenter une action en responsabilité contre l'Etat pour toute détention illégale ou injustifiée. Au demeurant, le droit d'être détenu « selon les voies légales » et le droit d'être « aussitôt traduit devant un juge » après son arrestation se distinguent de celui de recevoir un dédommagement pour une détention. Les paragraphes 1 et 3 de l'article 5 de la Convention concernent les deux premiers droits, et le paragraphe 5 de l'article 5 le dernier droit (voir, mutatis mutandis, Yagci et Sargin c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319-A, p. 17, § 44). Le tribunal invité à statuer sur la légalité de la détention en application de la loi no 466 intervient ultérieurement aux faits litigieux et ne possède donc pas la compétence d'ordonner la libération en cas de détention illégale, comme l'exige l'article 5 § 4 (arrêt Weeks c. Royaume-Uni du 2 février 1987, série A no 114, p. 30, § 61).

En deuxième lieu, la Cour relève que, hormis les cas – étrangers à la présente espèce – de non-lieu, d'acquittement ou de jugement dispensant d'une peine, toutes les hypothèses de réparation visées par la voie d'indemnisation prévue par la loi no 466 supposent que
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