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Affaire Jabari c. Turquie

no 40035/98
arrêt du 11 juillet 2000 - Cour européenne des droits de l'homme
Pays :
Thème :
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE JABARI c. TURQUIE
(Requête no 40035/98)


ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2000
DÉFINITIF
11/10/2000



En l'affaire Jabari c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
A. Pastor Ridruejo,
L. Caflisch,
V. Butkevych,
J. Hedigan,
M. Pellonpää, juges,
F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 octobre 1999 et 22 juin 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

procédure



1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 40035/98) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante iranienne, Mme Hoda Jabari (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 26 février 1998, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Devant la Cour, la requérante est représentée par Me S. Esmer, avocat inscrit au barreau d'Ankara (Turquie). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Dans sa requête, Mme Jabari alléguait, entre autres, qu'elle serait soumise à un risque de se voir infliger des mauvais traitements et la mort par lapidation si elle était expulsée de Turquie, et qu'elle avait été privée de tout recours effectif pour contester la décision de l'expulser. Elle invoquait les articles 3 et 13 de la Convention.

4.  Le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention, la requête a été transmise à la Cour (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  Celle-ci l'a attribuée à la quatrième section (article 52 § 1 du règlement de la Cour), au sein de laquelle une chambre a été constituée pour examiner l'affaire (articles 27 § 1 de la Convention et 26 § 1 du règlement). M. R. Türmen, le juge élu au titre de la Turquie, s'étant déporté (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6.  Avant la transmission de l'affaire à la Cour, la Commission avait décidé d'appliquer l'article 36 de son règlement intérieur (disposition correspondant à l'actuel article 39 du règlement de la Cour) et de faire savoir au Gouvernement qu'il serait souhaitable dans l'intérêt des parties et de la bonne conduite de la procédure que la requérante ne fût pas expulsée vers l'Iran avant que n'intervînt la décision de la Commission. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole no 11 et conformément à l'article 5 § 2 de celui-ci, la Cour a confirmé l'application jusqu'à nouvel ordre de ladite disposition.

7.  Par une décision du 28 octobre 1999, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

8.  La requérante et le Gouvernement ont chacun déposé des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé, après avoir consulté les parties, qu'il ne s'imposait pas de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), chaque partie a répondu par écrit aux observations de l'autre.

en fait


I.  les circonstances de l'espèce



9.  En 1995, à l'âge de vingt-deux ans, la requérante rencontra un homme (« X ») en Iran alors qu'elle fréquentait une école de secrétariat. Elle tomba amoureuse de lui et, après quelque temps, ils décidèrent de se marier.

10.  La famille de X s'opposa toutefois à leur union. En juin 1997, X épousa une autre femme. La requérante continua de le voir et d'avoir des rapports sexuels avec lui.

11.  En octobre 1997, la requérante et X furent interpellés par des policiers alors qu'ils marchaient dans la rue. Les policiers les arrêtèrent et les placèrent en garde à vue au motif que X était marié.

12.  La requérante subit un examen de virginité pendant sa garde à vue. Après quelques jours, elle fut relâchée grâce à l'intervention de sa famille.

13.  En novembre 1997, elle entra illégalement en Turquie. En février 1998, elle se rendit à Istanbul, d'où elle tenta de fuir pour le Canada via la France en utilisant un faux passeport canadien.

14.  Lorsqu'elle arriva à l'aéroport à Paris, la police française découvrit qu'elle était en possession d'un faux passeport.

15.  Le 4 février 1998, elle fut mise dans un avion à destination d'Istanbul. A la suite de son arrivée à l'aéroport d'Istanbul le 5 février 1998 vers une heure du matin, elle fut arrêtée par les policiers au motif qu'elle était entrée en Turquie à l'aide d'un faux passeport. Son passeport fut saisi aux fins d'examen.

16.  Le 6 février 1998, elle fut transférée d'un poste de police interne à l'aéroport au service des étrangers de la direction de la sûreté d'Istanbul. Elle fut traduite devant le procureur de Bakırköy au motif qu'elle était entrée en Turquie à l'aide d'un faux passeport, en violation de la loi de 1950 sur les passeports. Le procureur ordonna sa libération, estimant qu'elle n'avait pas pénétré sur le territoire turc de son plein gré. La requérante fut déférée à la direction de la sûreté d'Istanbul en vue de son expulsion. Lorsqu'elle se rendit compte qu'on allait l'expulser vers l'Iran, elle déclara au service des étrangers qu'elle était de nationalité iranienne. Elle déposa ensuite devant ledit service une demande d'asile, que la police rejeta pour cause de tardiveté. On l'informa qu'en vertu de l'article 4 du règlement de 1994 sur l'asile, elle aurait dû introduire sa demande dans les cinq jours de son arrivée en Turquie.

17.  La requérante affirme avoir été détenue au service des étrangers jusqu'au 26 mars 1998. Par la suite, consécutivement à l'intervention de l'antenne d'Ankara du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« HCR »), elle fut logée dans un hôtel à Istanbul.

18.  Le 12 février 1998, après avoir obtenu l'accord des autorités, un agent du HCR entendit la requérante à propos de la demande d'asile formée par elle en vertu de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de Genève »). Le 16 février 1998, le HCR accorda à la requérante le statut sollicité par elle, considérant qu'elle avait des motifs sérieux de croire qu'elle serait persécutée si on l'expulsait vers l'Iran, où elle risquait de se voir infliger une peine inhumaine telle la mort par lapidation, le fouet ou la flagellation.

19.  Le 8 mars 1998, la requérante déposa devant le tribunal administratif d'Ankara un recours contestant la décision de l'expulser. Elle demanda également qu'il fût sursis à l'exécution de cette décision.

20.  Le 16 avril 1998, le tribunal administratif d'Ankara rejeta les prétentions de la requérante au motif que rien n'imposait de surseoir à l'exécution de la décision d'expulsion dès lors que celle-ci n'était entachée d'aucune illégalité manifeste et que son exécution ne causerait pas à l'intéressée un dommage irréparable.

21.  Le 4 novembre 1998, le tribunal administratif d'Ankara constata que la requérante ne courait plus aucun risque réel d'être expulsée puisqu'elle s'était vu accorder un permis de séjour dans l'attente d'une décision sur la requête formée par elle au titre de la Convention européenne des Droits de l'Homme. Il jugea qu'il n'y avait pas matière à suspendre l'exécution de la décision d'expulsion, celle-ci n'ayant en fait pas encore été prononcée.

II.  Le Droit et la pratique pertinents



A.  Dispositions de droit administratif

22.  L'article 125 de la Constitution turque dispose notamment :
« Tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel (...)
Si la mise en œuvre d'un acte administratif est de nature à causer un dommage qu'il est difficile, voire impossible, de réparer et qu'en même temps cet acte est clairement illégal, il peut être sursis à son exécution par une décision motivée (...) »

23.  L'article 155 de la Constitution est ainsi libellé :
« Le Conseil d'Etat est la juridiction suprême de contrôle des décisions et arrêts rendus par les juridictions administratives. Il statue également en premier et dernier ressort dans les cas explicitement prévus par la loi. (...) »

24.  L'article 5 du code portant établissement des compétences des juridictions fiscales, des juridictions administratives et des juridictions administratives régionales (no 25765) est ainsi libellé :
« Les tribunaux administratifs connaissent :
a)  des actions en annulation
b)  des actions administratives
c)  (...)
à l'exception de celles qui entrent dans la compétence des juridictions fiscales et de celles qui relèvent de la compétence du Conseil d'Etat statuant en premier ressort. »

25.  L'article 25 de la loi sur le Conseil d'Etat est ainsi libellé :
« Les décisions définitives rendues par les juridictions administratives et les juridictions fiscales, de même que celles rendues par le Conseil d'Etat agissant en premier et dernier ressort sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat. »

B.  Le droit et la pratique applicables aux demandeurs d'asile

26.  La Turquie a ratifié la Convention de Genève et le Protocole de 1967 à celle-ci. Elle a exercé l'option de préférence géographique prévue dans ladite Convention afin de limiter l'octroi du statut de réfugié aux demandeurs d'asile en provenance de pays européens. Pour des raisons d'ordre humanitaire, la Turquie délivre des permis de séjour temporaires aux demandeurs d'asile originaires de pays extra-européens que le HCR reconnaît comme réfugiés, en attendant leur réinstallation dans un pays tiers par cet organe.

27.  Le ministère de l'Intérieur a édicté le 30 novembre 1994 un règlement concernant les personnes désireuses d'obtenir l'asile en Turquie ou en voie d'être installées dans un pays tiers. D'après ce texte, les ressortissants étrangers arrivant en Turquie afin d'y solliciter l'asile doivent soumettre leur demande à la police dans un délai de cinq jours à compter de leur arrivée sur le territoire. Les personnes entrées illégalement sont tenues de soumettre leur demande à la police de la ville frontière la plus proche du point où elles ont pénétré dans le pays. Les demandeurs d'asile qui entrent dans le pays en toute légalité peuvent soumettre leur demande à la police dans n'importe quelle ville dans les cinq jours de leur arrivée.

28.  Une personne qui entre en Turquie illégalement et ne s'adresse pas aux autorités turques dans les cinq jours de son arrivée ne peut se voir accorder le statut de réfugié.

29.  Les demandes d'asile sont examinées par le ministère de l'Intérieur. Les demandeurs non européens qui obtiennent une décision positive peuvent ensuite soumettre leur cas au HCR aux fins de réinstallation. Le ministère de l'Intérieur considère le mérite d'une demande d'asile du point de vue des obligations incombant à la Turquie en vertu de la Convention de Genève et tient compte des avis fournis par le ministère des Affaires étrangères et d'autres ministères et organismes compétents. Les personnes éconduites encourent l'expulsion par les autorités locales.

30.  En janvier 1999, le règlement de 1994 sur l'asile subit un amendement aux termes duquel le délai pour introduire une demande d'asile était porté de cinq à dix jours. De surcroît, toute personne dont la demande d'asile a été rejetée peut à présent interjeter appel de la décision devant la préfecture compétente dans un délai de quinze jours. Le recours doit être examiné par le supérieur hiérarchique de l'agent auteur de la décision initiale de rejet.

C.  Documents internationaux récents s'exprimant sur la répression de l'adultère en Iran

31.  Dans son rapport annuel pour 1999, Amnesty International affirme que des châtiments judiciaires s'analysant en des tortures ou en des peines cruelles, inhumaines ou dégradantes continuent d'être infligés. La flagellation serait imposée pour toute une série d'infractions, parfois combinée avec la peine de mort ou avec une peine d'emprisonnement. Ainsi, une femme iranienne coaccusée d'un homme d'affaires étranger aurait été condamnée à cent coups de fouet en octobre 1999, après avoir été reconnue coupable de relations sexuelles illicites. On ignore si le châtiment a été exécuté. En novembre 1999, un ressortissant iranien a été acquitté après s'être échappé de la fosse dans laquelle il avait été enterré jusqu'à la taille afin d'être lapidé à mort dans la ville de Lahijan. Il avait été condamné à la peine capitale pour adultère.

32.  Dans son édition de 1999 diffusée le 25 février 2000, le rapport du ministère américain des Affaires étrangères (Department of State) passant en revue pour différents pays la situation en matière de droits de l'homme affirme, en ce qui concerne l'Iran, que des peines très dures, notamment la lapidation et la flagellation, sont prononcées et exécutées. L'article 102 du code pénal islamique définit dans le détail les modalités de la lapidation : « l'homme ou la femme reconnus coupables d'adultère et condamnés à la lapidation sont enterrés dans un trou, lui jusqu'à la taille, elle jusqu'au-dessus des seins. » D'après certains comptes rendus de journaux, un homme a été lapidé à mort en avril 1999 dans la ville de Babol, qui borde la mer Caspienne. Il avait été accusé d'avoir tué trois de ses propres fils. Avant sa lapidation, il avait reçu soixante coups de fouet. La première pierre avait été jetée par le juge qui l'avait condamné à mort. Le droit permet également aux proches des victimes de meurtre de participer à l'exécution du meurtrier.

en droit



I.  sur la violation alléguée de l'article 3 de la convention



33.  La requérante soutient que son expulsion vers l'Iran l'exposerait à des traitements prohibés par l'article 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

34.  L'intéressée déclare qu'ayant commis un adultère en Iran, elle a dû quitter ce pays avant que des poursuites pénales ne soient intentées à son encontre. Elle affirme qu'elle aurait probablement été poursuivie et condamnée à une forme de peine inhumaine. A l'appui de son assertion, elle invoque notamment des rapports rédigés par Amnesty International qui mentionnent des cas de femmes ayant été lapidées à mort en Iran pour avoir commis un adultère. Elle souligne qu'elle s'est vu accorder le statut de réfugiée par le HCR, qui, appliquant ses directives relatives à la persécution fondée sur le sexe, a considéré qu'elle avait des motifs sérieux de craindre d'être persécutée en tant que membre d'un groupe social particulier : les femmes ayant transgressé les mœurs sociales.

35.  La requérante soutient en outre qu'eu égard à la jurisprudence constante de la Cour, la mort par lapidation, la flagellation et le fouet, qui sont les peines prescrites par le droit iranien pour réprimer l'adultère, doivent être considérés comme des formes de traitements prohibés par l'article 3 de la Convention.

36.  Le Gouvernement rétorque que, lorsqu'elle est devenue partie contractante à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de Genève »), la Turquie a exercé l'option de préférence géographique prévue par cet instrument, afin de privilégier les demandeurs d'asile en provenance des pays européens (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, pour des motifs d'ordre humanitaire, les autorités accordent des permis de séjour temporaires aux demandeurs d'asile non européens qui, comme la requérante en l'espèce, sont reconnus comme réfugiés par le HCR, en attendant leur réinstallation dans un pays tiers. La requérante n'ayant pas respecté le délai de cinq jours prévu par le règlement de 1994 sur l'asile (paragraphes 27 et 28 ci-dessus), elle n'aurait pu bénéficier de ce régime.

37.  Le Gouvernement doute par ailleurs du bien-fondé des craintes de la requérante. D'après lui, le fait que l'intéressée a omis de soumettre une demande aux autorités ou au HCR lorsqu'elle est arrivée en Turquie en 1997 ne se concilie pas avec les allégations formulées par elle sur le terrain de l'article 3 de la Convention. Il serait significatif à cet égard qu'elle n'a pas sollicité l'asile à son arrivée à l'aéroport à Paris (paragraphe 14 ci-dessus). Le Gouvernement estime que l'on est en droit de se demander si la requérante aurait jamais réclamé le statut de réfugiée si elle avait réussi à gagner le Canada.

38.  La Cour rappelle que les Etats contractants ont, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l'entrée, le séjour et l'éloignement des non-nationaux. Elle note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l'asile politique (arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 34, § 102).
Toutefois, il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour que l'expulsion d'un demandeur d'asile par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l'article 3, donc engager la responsabilité de l'Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d'être soumis à des traitements contraires à l'article 3. Dans ces conditions, l'article 3 implique l'obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 35-36, §§ 90-91, Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A no 201, p. 28, §§ 69-70, et Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1853, §§ 73-74).

39.  La Cour observe par ailleurs qu'eu égard au fait que l'article 3 consacre l'une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques et proscrit en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, il faut impérativement soumettre à un contrôle attentif le grief d'un requérant aux termes duquel son expulsion vers un pays tiers l'exposerait à des traitements prohibés par l'article 3 (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Chahal précité, p. 1855, § 79, et p. 1859, § 96).

40.  La Cour n'est pas persuadée que les autorités de l'Etat défendeur se soient livrées à une évaluation sérieuse de la demande de la requérante, y compris sous l'angle de la défendabilité. Il apparaît que l'omission par l'intéressée de respecter le délai de cinq jours prévu par le règlement de 1994 sur l'asile pour l'enregistrement de sa demande l'a privée de tout examen de la base factuelle à l'origine de ses craintes concernant son éventuel retour en Iran (paragraphe 16 ci-dessus). Pour la Cour, l'application automatique et mécanique d'un délai aussi bref pour soumettre une demande d'asile doit être jugée incompatible avec la protection de la valeur fondamentale consacrée par l'article 3 de la Convention. Il incombait à l'antenne locale du HCR d'entendre la requérante au sujet du contexte de sa demande d'asile et d'évaluer à la lumière de la nature d'infraction qui lui était reprochée le risque auquel l'intéressée serait exposée. Quant au tribunal administratif d'Ankara, saisi par la requérante d'une demande de contrôle judiciaire, il se borna à examiner la question de la légalité formelle de la décision d'expulsion, négligeant celle, autrement importante, du bien-fondé des craintes éprouvées par l'intéressée, alors qu'à ce stade celle-ci devait passer pour avoir plus qu'un grief défendable selon lequel elle courrait un risque si on la renvoyait vers son pays d'origine.

41.  La Cour estime pour sa part devoir accorder, dans sa propre appréciation du risque auquel l'intéressée serait confrontée si son expulsion devait être mise en œuvre, un poids important à la conclusion tirée par le HCR à l'issue de l'examen de la demande de la requérante. Il convient d'observer à cet égard que le HCR a entendu l'intéressée et a eu l'occasion de vérifier la crédibilité de ses craintes et la véracité de son assertion selon laquelle des poursuites pénales auraient été intentées contre elle en Iran à la suite de son adultère. Il convient par ailleurs d'observer que le Gouvernement n'a pas cherché à contester le bien-fondé des conclusions d'Amnesty International concernant les peines infligées aux femmes jugées coupables d'adultère et sur lesquelles la requérante s'était fondée (paragraphe 34 ci-dessus). Eu égard au fait que c'est par rapport au moment où elle se livre elle-même à l'examen de la cause qu'elle doit apprécier les risques encourus par la requérante (arrêt Chahal précité, p. 1856, § 86), la Cour n'est pas persuadée que la situation dans le pays d'origine de la requérante ait évolué au point que l'adultère n'y soit plus jugé comme un affront répréhensible au droit islamique. Elle a pris note d'études récentes concernant la situation en Iran et relève que la répression de l'adultère par lapidation est toujours prévue par la législation et que les autorités peuvent recourir à cette peine (paragraphes 31-32 ci-dessus).

42.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour juge avéré qu'il existe un risque réel pour la requérante d'être soumise à des traitements contraires à l'article 3 si elle est renvoyée en Iran.
En conséquence, la décision d'expulser l'intéressée vers l'Iran violerait l'article 3 de la Convention si elle était mise à exécution.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION



43.  La requérante se plaint en outre de n'avoir pas bénéficié d'un recours effectif pour contester la décision rejetant sa demande d'asile pour cause de tardiveté. Elle y voit une violation de l'article 13 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

44.  La requérante affirme que, depuis le rejet pour cause de tardiveté de sa demande d'asile, elle n'a jamais eu l'occasion d'expliquer aux autorités pourquoi elle craignait d'être expulsée vers l'Iran. Le rejet de sa demande d'asile était insusceptible de recours. Par ailleurs, son action devant le tribunal administratif d'Ankara ne saurait passer pour un recours effectif, puisque cette juridiction ne pouvait ordonner le sursis à exécution de la décision d'expulsion avec effet immédiat. La décision de ladite juridiction de ne pas ordonner pareil sursis à exécution revêtant un caractère interlocutoire, elle ne fut pas motivée de manière détaillée, et une décision distincte aurait été nécessaire.

45.  Le Gouvernement reconnaît que le tribunal administratif d'Ankara a rejeté la demande de la requérante tendant à l'obtention d'un sursis à exécution de la décision d'expulsion et à l'annulation de celle-ci. Par contre, l'intéressée ne demanda pas l'annulation de la décision rejetant sa demande d'asile. Le tribunal administratif d'Ankara ne pouvait que rejeter la demande concernant l'expulsion puisque pareille décision n'était pas encore intervenue.

46.  Se référant aux dispositions de l'article 125 de la Constitution (paragraphe 22 ci-dessus), le Gouvernement soutient que les tribunaux internes sont habilités à ordonner le sursis à exécution d'un acte administratif lorsqu'un dommage irréparable risque d'être causé au demandeur et que l'acte est clairement illégal. De surcroît, les décisions des juridictions administratives sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat (paragraphe 25 ci-dessus).

47.  Pour ces motifs, le Gouvernement soutient que la requérante disposait d'un recours effectif pour s'opposer à son expulsion.

48.  La Cour rappelle que l'article 13 garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. En outre, dans certaines conditions, l'ensemble des recours offerts par le droit interne peut répondre aux exigences de l'article 13 (arrêt Chahal précité, pp. 1869-1870, § 145).

49.  La Cour réaffirme que les autorités internes ne se sont jamais livrées à un examen de l'allégation de la requérante selon laquelle son expulsion vers l'Iran la mettrait en danger. Le refus d'examiner sa demande d'asile à cause du non-respect d'exigences procédurales n'était pas susceptible de recours. Certes, la requérante pouvait contester la légalité de son expulsion dans le cadre d'une procédure de contrôle judiciaire. Toutefois, pareil recours ne pouvait déboucher sur un sursis à exécution de la décision d'expulsion, ni sur un examen au fond de l'allégation de l'intéressée selon laquelle son expulsion la mettrait en péril. Le tribunal administratif d'Ankara considéra que l'expulsion de la requérante était parfaitement conforme aux exigences du droit interne. Il apparaît que, fort de cette conclusion, ledit tribunal ne jugea pas nécessaire d'examiner la substance du grief de la requérante, alors même que celui-ci était défendable quant au fond, eu égard à la décision du HCR reconnaissant l'intéressée comme réfugiée au sens de la Convention de Genève.

50.  Pour la Cour, compte tenu de la nature irréversible du dommage susceptible d'être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements et vu l'importance qu'elle attache à l'article 3, la notion de recours effectif au sens de l'article 13 requiert, d'une part, un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs sérieux de croire à l'existence d'un risque réel de traitements contraires à l'article 3 et, d'autre part, la possibilité de faire surseoir à l'exécution de la mesure litigieuse. Dès lors que le tribunal administratif d'Ankara n'offrait pas ces garanties en l'espèce, la Cour est amenée à conclure que la procédure de contrôle judiciaire invoquée par le Gouvernement ne remplissait pas les conditions de l'article 13.
En conséquence, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION



51.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

52.  La requérante précisait dans son formulaire de requête qu'elle entendait obtenir une satisfaction équitable pour la violation de ses droits. Elle réitéra cette demande dans ses observations du 17 juin 1999, antérieures à l'examen de la recevabilité de sa requête. Elle n'a pas fait parvenir le détail de ses prétentions au titre de l'article 41 de la Convention.

53.  Le Gouvernement ne s'est à aucun stade de la procédure exprimé de façon explicite sur cette demande de la requérante.

54.  La Cour considère qu'eu égard aux circonstances de l'espèce le constat d'une violation potentielle de l'article 3 de la Convention et celui d'une violation effective de l'article 13 constituent en eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la requérante.

B.  Frais et dépens

55.  Dans son formulaire de requête, la requérante déclarait vouloir obtenir le remboursement de ses frais et dépens liés à la procédure suivie à Strasbourg. Cette demande n'a jamais été détaillée. La requérante a perçu la somme de 5 000 francs français (FRF) au titre de l'assistance judiciaire accordée par le Conseil de l'Europe.

56.  Le Gouvernement ne s'est pas davantage exprimé sur ce point.

57.  La Cour observe qu'en l'absence de précisions concernant la demande formulée par la requérante de ce chef, la somme versée à l'intéressée par le Conseil de l'Europe dans le cadre de l'assistance judiciaire (5 000 FRF) peut être jugée couvrir de manière adéquate tous frais et dépens engagés en rapport avec la procédure suivie à Strasbourg.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,



1.  Dit qu'il y aurait violation de l'article 3 de la Convention si la décision d'expulser la requérante vers l'Iran devait être exécutée ;


2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;


3.  Dit que le constat d'une violation potentielle de l'article 3 de la Convention et d'une violation effective de l'article 13 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la requérante ;


4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 11 juillet 2000.


Vincent Berger
Greffier

Georges Ress
Président

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