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Décision du Conseil d'Etat, du 29 juillet 2002, 232054 - annulation du décret d'extension d'extradition vers la Turquie

No 232054
décision du 29 juillet 2002 - Conseil d'Etat français - France
Pays :
Conseil d'Etat statuant au contentieux

N° 232054
Mentionné dans les tables du recueil Lebon

Mme Prada Bordenave, commissaire du gouvernement
SCP WAQUET, FARGE, HAZAN, avocats


lecture du lundi 29 juillet 2002
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 2 avril et 4 juillet 2001, présentés pour M. Alaatin CAKICI détenu à la maison d'arrêt de Kartal (Turquie) ; M. CAKICI demande que le Conseil d'Etat annule pour excès de pouvoir le décret en date du 30 novembre 2000 par lequel le Premier ministre a accordé aux autorités turques l'extension de son extradition en vue de l'exécution d'un mandat d'arrêt délivré le 6 juin 1995 par le deuxième tribunal de police de Sisli pour des faits de tentative achevée d'homicide volontaire et d'un mandat d'arrêt décerné le 23 novembre 1998 par la sixième cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul pour des faits de participation à une bande armée dans le but de commettre un crime et de conspiration à l'occasion d'un appel d'offres, sous réserve qu'il ne soit poursuivi que pour des faits postérieurs au 23 novembre 1995 ;

Moyens de l'Affaire N° 232054

il soutient que le décret attaqué ne satisfait pas aux exigences de l'article 9 de la loi du 10 mars 1927 car les mandats d'arrêt ne permettent pas de connaître les faits pour lesquels l'extension est demandée ni la date de leur perpétration ; que les autorités françaises n'ont pas recherché des garanties concernant la non-application de la peine de mort pour les faits couverts par le mandat d'arrêt du 6 juin 1995, alors que l'acte d'accusation et l'exposé des faits produits à l'appui de la demande d'extradition qualifient les faits de tentative d'assassinat et visent une loi n° 6136 qui n'est pas produite ; que la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul devant laquelle il sera jugé pour les faits visés par le mandat d'arrêt délivré le 23 novembre 1998 n'est pas une juridiction indépendante et impartiale car l'un des deux juges assesseurs qui la composent appartient au corps des juges militaires et que la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré dans un arrêt du 9 juin 1998 que la cour de sûreté de l'Etat d'Izmir n'offrait pas toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité ; qu'ainsi le décret attaqué contrevient à l'article 1er des réserves et déclarations émises par le gouvernement français lors de la ratification de la convention européenne d'extradition ; que le décret est entaché d'une erreur de droit en ce qu'il autorise l'extension de l'extradition pour l'infraction de conspiration au marché public dont le quantum de peine encouru en droit français serait inférieur au seuil d'un minimum de deux ans d'emprisonnement exigé par l'article 2 des réserves et déclarations émises par le gouvernement lors de la ratification de la convention européenne d'extradition ; que les conditions légales de l'extradition n'étant pas remplies, l'extradition a été accordée en violation de l'article 12 de la loi du 10 mars 1927 ; que le gouvernement a passé outre l'avis négatif donné par la cour d'appel d'Aix sur ce point ;

Vu le décret attaqué ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 30 avril 2002, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice, qui conclut au rejet de la requête ; le garde des sceaux soutient que le décret attaqué satisfait aux prescriptions de l'article 12 de la convention européenne d'extradition car les pièces produites par l'Etat requérant permettent d'être informé des faits pour lesquels les mandats d'arrêt ont été décernés et de la date de leur perpétration ; que les autorités françaises n'avaient pas à rechercher des garanties suffisantes que la peine de mort ne serait ni encourue ni appliquée car l'article 62 du code pénal turc figurant au dossier applicable indique que la tentative achevée d'homicide volontaire reprochée à l'intéressé est punie d'une peine de vingt ans de réclusion criminelle ; que les cours de sûreté de l'Etat en Turquie sont des juridictions indépendantes et impartiales car si l'un des deux juges assesseurs qui les composent appartient au corps des juges militaires, les juges militaires jouissent des mêmes garanties constitutionnelles que les juges civils et la soumission des juges militaires à la discipline militaire ne permet pas de suspecter leur indépendance ; que ces cours ne sont pas des juridictions militaires et prennent des décisions collégiales ; que le décret attaqué ne contrevient pas à l'article 1er des réserves et déclarations émises par le gouvernement lors de la ratification de la convention européenne d'extradition ; que ce décret autorise l'extension de l'extradition pour les faits d'entrave à la liberté des soumissions mais aussi pour les infractions d'association de malfaiteurs punissables en droit français d'une peine de dix ans d'emprisonnement ; qu'ainsi l'ensemble des infractions satisfait à la condition relative au taux de la peine ; que le gouvernement français n'a pas émis de réserve au paragraphe 2 de l'article 2 de la convention européenne d'extradition ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 24 mai 2002, présenté pour M. CAKICI, qui conclut aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens ;

Vu le mémoire en duplique, enregistré le 4 juin 2002, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice, qui conclut aux mêmes fins que le mémoire en défense par les mêmes moyens ;

Fin de visas de l'Affaire N° 232054

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 ;

Vu la convention d'application de l'accord de Schengen du 19 juin 1990 ;

Vu le code pénal ;

Vu la loi du 10 mars 1927 ;

Vu le code de justice administrative ;

Entendus de l'Affaire N° 232054

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme de Margerie, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. Z...,

- les conclusions de Mme Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;

Considérants de l'Affaire N° 232054

Considérant que les autorités turques ont présenté une demande d'extension de l'extradition de M. CAKICI en vue de l'exécution d'un mandat d'arrêt délivré le 6 juin 1995 par le deuxième tribunal de police de Sisli pour des faits de tentative achevée d'homicide volontaire et d'un mandat d'arrêt décerné le 23 novembre 1998 par la sixième cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul pour des faits de participation à une bande armée dans le but de commettre un crime et de conspiration à l'occasion d'un appel d'offres ; que cette extension a été accordée par le décret attaqué du 30 novembre 2000 sous réserve que M. CAKICI ne pourra être poursuivi que pour des faits postérieurs au 23 novembre 1995 s'agissant de l'exécution du mandat d'arrêt du 23 novembre 1998 ;

S'agissant de l'exécution du mandat d'arrêt du 6 juin 1995 :

Considérant qu'aux termes de l'article 12-2 de la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 : Il sera produit à l'appui de la requête : a) l'original ou l'expédition authentique soit d'une décision de condamnation exécutoire, soit d'un mandat d'arrêt ou de tout autre acte ayant la même force, délivré dans les formes prescrites par la loi de la Partie requérante ; b) un exposé des faits pour lesquels l'extradition est demandée. Le temps et le lieu de leur perpétration, leur qualification légale et les références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiqués le plus exactement possible ; et c) une copie des dispositions légales applicables ou, si cela n'est pas possible, une déclaration sur le droit applicable, ainsi que le signalement aussi précis que possible de l'individu réclamé ou tous autres renseignements de nature à déterminer son identité et sa nationalité ; qu'il ressort des pièces du dossier que les pièces fournies par les autorités turques ne donnaient pas la qualification légale précise des faits reprochés de tentative achevée d'homicide volontaire et n'indiquaient pas clairement la peine encourue ; que, dès lors, l'extension de l'extradition ne pouvait légalement être accordée à raison de ces faits ;

S'agissant de l'exécution du mandat d'arrêt du 23 novembre 1998 :

Considérant, d'une part, que, contrairement aux dispositions de l'article 12-2 de la convention européenne d'extradition sus-rappelées, la demande d'extension n'était pas accompagnée des documents nécessaires à la connaissance des faits reprochés de participation à une bande armée dans le but de commettre un crime ; que, dès lors, l'extension de l'extradition ne pouvait légalement être accordée à raison de ces faits ;

Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article 2-1 de la convention européenne d'extradition tel qu'il résulte des réserves exprimées par le gouvernement français : Donneront lieu à extradition les faits punis par les lois de la partie requérante et de la partie requise d'une peine privative de liberté ou d'une mesure de sûreté privative de liberté d'un maximum d'au moins deux ans ou d'une peine plus sévère. Lorsqu'une condamnation à une peine est intervenue, ou qu'une mesure de sûreté a été infligée sur le territoire de la partie requérante, la sanction prononcée devra être d'une durée d'au moins quatre mois ; qu'aux termes du 2 du même article : Si la demande d'extradition vise plusieurs faits distincts punis chacun par la loi de la partie requérante et de la partie requise d'une peine privative de liberté ou d'une mesure de sûreté privative de liberté, mais dont certains ne remplissent pas la condition relative au taux de la peine, la partie requise aura la faculté d'accorder également l'extradition pour ces derniers ; qu'il résulte de ce qui précède que, dès lors que l'extradition ne pouvait être accordée pour des faits de participation à une bande armée dans le but de commettre un crime, faits punissables, en vertu de l'article 450-1 du code pénal français, d'une peine de dix ans d'emprisonnement, elle ne pouvait, par suite, être accordée pour des faits de conspiration à l'occasion d'un appel d'offres qui ne sont punissables, en vertu de l'article 313-6 du code pénal français, que d'une peine de six mois d'emprisonnement ; que, dès lors, l'extension de l'extradition ne pouvait légalement être accordée pour l'exécution du mandat d'arrêt du 23 novembre 1998 ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. CAKICI est fondé à demander l'annulation du décret attaqué ;

Dispositif de l'Affaire N° 232054

D E C I D E :

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Article 1er : Le décret du 30 novembre 2000 accordant aux autorités turques l'extension de l'extradition de M. CAKICI est annulé.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. Alaatin CAKICI et au garde des sceaux, ministre de la justice.
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