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Arrêt : Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan)

arrêt du 17 juillet 2019 - Cour internationale de Justice
Pays :
Kulbhushan Sudhir Jadhav
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE - ANNÉE 2019 - 17 juillet 2019 - AFFAIRE JADHAV (INDE c. PAKISTAN) - Rôle général no 168

Contexte factuel — Arrestation et détention par le Pakistan d'une personne du nom de Kulbhushan Sudhir Jadhav — L'intéressé étant accusé d'avoir participé à des activités d'espionnage et de terrorisme — Ouverture d'une procédure pénale — Condamnation à mort de M. Jadhav par un tribunal militaire au Pakistan.

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Compétence de la Cour — Différend ayant trait à l'interprétation et à l'application de la convention de Vienne sur les relations consulaires — Cour ayant compétence en vertu de l'article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne sur les relations consulaires concernant le règlement obligatoire des différends.

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Recevabilité de la requête de l'Inde.

Première exception d'irrecevabilité soulevée par le Pakistan—Allégation d'abus de procédure — Absence de fondement permettant de conclure que l'Inde aurait abusé de ses droits procéduraux lorsqu'elle a demandé à la Cour d'indiquer des mesures conservatoires — Articles II et III du protocole de signature facultative ne contenant pas de conditions préalables à l'exercice de la compétence de la Cour — Rejet de la première exception d'irrecevabilité.

Deuxième exception d'irrecevabilité soulevée par le Pakistan—Allégation d'abus de droit—Affirmation du Pakistan selon laquelle l'Inde n'a pas démontré la nationalité de M. Jadhav — Absence de doute quant au fait que l'intéressé est de nationalité indienne — Autres arguments du Pakistan fondés sur des manquements allégués, par l'Inde, aux obligations internationales que lui impose la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité — Allégations devant être examinées ci-après dans le cadre du fond—Rejet de la deuxième exception d'irrecevabilité.

Troisième exception d'irrecevabilité soulevée par le Pakistan — Allégation de comportement illicite de l'Inde — Rejet de l'exception du Pakistan fondée sur la doctrine des «mains propres» — Absence d'explication sur la manière dont le comportement prétendument illicite de l'Inde aurait empêché le Pakistan de permettre la communication consulaire — Exception du Pakistan fondée sur le principe «ex turpi causa non oritur actio» ne pouvant être retenue — Absence de pertinence du principe «ex injuria jus non oritur» en la présente affaire — Rejet de la troisième exception d'irrecevabilité.

Requête de l'Inde étant recevable.

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Applicabilité de l'article 36 de la convention de Vienne.

Exception alléguée sur le fondement d'accusations d'espionnage — Absence de référence, dans la convention de Vienne, aux cas d'espionnage — Article 36 n'excluant pas de son champ d'application les personnes soupçonnées d'espionnage—Communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l'Etat d'envoi étant expressément régie par l'article 36, et non par le droit international coutumier — Pertinence de l'accord sur la communication consulaire conclu en 2008 entre l'Inde et le Pakistan — Accord de 2008 ne prévoyant aucune restriction des droits garantis par l'article 36 — Accord de 2008 constituant un accord ultérieur au sens du paragraphe 2 de l'article 73 de la convention de Vienne — Point vi) de l'accord de 2008 ne se substituant pas aux obligations découlant de l'article36—Aucun des arguments relatifs à l'applicabilité de l'article 36 de la convention de Vienne ne pouvant être retenu — Convention de Vienne étant applicable en la présente affaire.

Violations alléguées de l'article 36 de la convention de Vienne.

Manquement allégué du Pakistan à son obligation d'informer M. Jadhav de ses droits aux termes de l'alinéa b) du paragraphe 1 de l'article 36 — Allégation n'ayant pas été contestée par le Pakistan — L'intéressé n'ayant pas été informé de ses droits — Cour concluant que le Pakistan a manqué à son obligation d'informer M. Jadhav de ses droits aux termes de l'alinéa b) du paragraphe 1 de l'article 36.

Manquement allégué du Pakistan à son obligation d'avertir l'Inde sans retard de l'arrestation et de la détention de M. Jadhav — Pakistan étant tenu d'avertir sans retard le poste consulaire de l'Inde de l'arrestation et de la détention de l'intéressé—Notification étant intervenue quelque trois semaines après l'arrestation de M. Jadhav — Cour concluant que le Pakistan a manqué à son obligation d'avertir l'Inde «sans retard» de l'arrestation et de la détention de l'intéressé.

Manquement allégué du Pakistan à son obligation de permettre la communication consulaire—Pakistan n'ayant pas permis aux autorités consulaires indiennes d'entrer en communication avec M. Jadhav — Cour concluant que le Pakistan a manqué aux obligations qui lui incombent au titre des alinéas a) et c) du paragraphe 1 de l'article 36 en refusant aux fonctionnaires consulaires de l'Inde la possibilité d'entrer en communication avec M. Jadhav.

Abus de droit.

Convention de Vienne n'offrant aucun fondement permettant à l'Etat de résidence de conditionner l'exécution de ses obligations au titre de l'article 36 au respect, par l'Etat d'envoi, d'autres obligations de droit international — Rejet des arguments du Pakistan fondés sur l'abus de droit.

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Remèdes.

Pakistan étant tenu de mettre fin aux faits internationalement illicites présentant un caractère continu — M. Jadhav devant être informé sans autre retard de ses droits — Fonctionnaires consulaires indiens devant pouvoir se rendre auprès de l'intéressé et être autorisés à pourvoir à sa représentation en justice.

Remède approprié étant un réexamen et une revision effectifs du verdict de culpabilité rendu et de la peine prononcée contre M. Jadhav — Nécessité de faire en sorte que soit accordé tout le poids qui sied à l'effet de la violation des droits énoncés à l'article 36 — Choix des moyens revenant au Pakistan — Pakistan devant prendre toutes les mesures permettant d'assurer un réexamen et une revision effectifs, y compris, si nécessaire, en adoptant les mesures législatives qui s'imposent — Poursuite du sursis à exécution constituant une condition au réexamen et à la revision effectifs du verdict de culpabilité rendu et de la peine prononcée contre M. Jadhav.


ARRÊT

Présents : M. YUSUF, président ; MME XUE, vice-présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, CANÇADO TRINDADE, MME DONOGHUE, M. GAJA, MME SEBUTINDE, MM.BHANDARI, ROBINSON, CRAWFORD, GEVORGIAN, SALAM, IWASAWA, juges; M. JILLANI, juge ad hoc ; M. FOMÉTÉ, greffier adjoint.

En l'affaire Jadhav,

entre

la République de l'Inde, représentée par

M. Deepak Mittal, Joint Secretary au ministère des affaires étrangères,
comme agent ;

M. Vishnu Dutt Sharma, Additional Secretary au ministère des affaires étrangères,
comme coagent ;

M. Harish Salve, avocat principal,
comme conseil principal ;

S. Exc. M. Venu Rajamony, ambassadeur de la République de l'Inde auprès du Royaume des Pays-Bas ;
M. Luther M. Rangreji, conseiller à l'ambassade de l'Inde au Royaume des Pays-Bas,
comme conseiller ;

Mme Chetna N. Rai, avocate,
Mme Arundhati Dattaraya Kelkar, avocate,
comme conseils auxiliaires ;

M. S. Senthil Kumar, juriste au ministère des affaires étrangères,
M. Sandeep Kumar, Deputy Secretary au ministère des affaires étrangères,
comme conseillers,

et

la République islamique du Pakistan, représentée par

M. Anwar Mansoor Khan, Attorney General de la République islamique du Pakistan,
comme agent ;

M. Mohammad Faisal, directeur général (Asie du Sud et Association de l'Asie du Sud pour la coopération régionale) au ministère des affaires étrangères,
comme coagent ;

S. Exc. M. Shujjat Ali Rathore, ambassadeur de la République islamique du Pakistan auprès du Royaume des Pays-Bas ;

Mme Fareha Bugti, directrice au ministère des affaires étrangères ;

M. Junaid Sadiq, premier secrétaire à l'ambassade du Pakistan au Royaume des Pays-Bas ;

M. Kamran Dhangal, directeur adjoint au ministère des affaires étrangères ;

M. Ahmad Irfan Aslam, chef du département des différends internationaux au bureau de l'Attorney General ;

M. Mian Shaoor Ahmad, consultant auprès du bureau de l'Attorney General ;

M. Tahmasp Razvi, bureau de l'Attorney General ;

M. Khurram Shahzad Mughal, consultant assistant auprès du ministère du droit et de la justice ;

M. Khawar Qureshi, QC, membre du barreau d'Angleterre et du pays de Galles,
comme conseil juridique et avocat ;

Mme Catriona Nicol, avocate, McNair Chambers,
comme conseil auxiliaire ;

M. Joseph Dyke, avocat, McNair Chambers,
comme assistant juridique ;

le général de brigade (en retraite) Anthony Paphiti,

le colonel (en retraite) Charles Garraway, CBE,

comme experts juridiques,



LA COUR,

ainsi composée,

après délibéré en chambre du conseil,

rend l'arrêt suivant :

1. Le 8 mai 2017, le Gouvernement de la République de l'Inde (ci-après l'«Inde») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d'instance contre la République islamique du Pakistan (ci-après le «Pakistan»), dénonçant des violations de la convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963 (ci-après la «convention de Vienne») qui auraient été commises «dans le cadre de la détention et du procès d'un ressortissant indien, M. Kulbhushan Sudhir Jadhav», condamné à mort par un tribunal militaire au Pakistan.

2. Dans sa requête, l'Inde entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l'article 36 du Statut de celle-ci et sur l'article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne sur les relations consulaires concernant le règlement obligatoire des différends (ci-après le «protocole de signature facultative»).

3. Le 8 mai 2017, se référant à l'article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, l'Inde a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires.

4. Le greffier a immédiatement communiqué au Gouvernement du Pakistan la requête, conformément au paragraphe 2 de l'article 40 du Statut de la Cour, et la demande en indication de mesures conservatoires, conformément au paragraphe2 de l'article73 du Règlement. Il a également informé le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies du dépôt par l'Inde de cette requête et de cette demande.

5. Par lettre en date du 9 mai 2017 adressée au premier ministre du Pakistan, le président de la Cour, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 4 de l'article 74 du Règlement, a invité le Gouvernement pakistanais, dans l'attente de la décision de la Cour sur la demande en indication de mesures conservatoires, «à agir de manière que toute ordonnance de la Cour à cet égard puisse avoir les effets voulus». Copie de cette lettre a été transmise à l'agent de l'Inde.

6. Par lettre en date du 10 mai 2017, le greffier a en outre informé tous les Etats Membres de l'Organisation des Nations Unies du dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires de l'Inde.

7. Conformément au paragraphe 3 de l'article 40 du Statut de la Cour, le greffier a par la suite informé les Membres des Nations Unies, par l'entremise du Secrétaire général, du dépôt de la requête par transmission du texte bilingue imprimé.

8. Par ordonnance du 18 mai 2017, la Cour a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
«Le Pakistan prendra toutes les mesures dont il dispose pour que M. Jadhav ne soit pas exécuté tant que la décision définitive en la présente instance n'aura pas été rendue, et portera à la connaissance de la Cour toutes les mesures qui auront été prises en application de la présente ordonnance.»
La Cour a également indiqué que, «jusqu'à ce qu'elle rende sa décision définitive, [elle] demeurera[it] saisie des questions qui f[aisaient] l'objet de [cette] ordonnance».

9. Par lettre du 8 juin 2017, le coagent du Pakistan a informé la Cour que «le Gouvernement de la République islamique du Pakistan a[vait] chargé ses services compétents de donner effet à l'ordonnance rendue par la Cour le 18 mai 2017».

10. Par ordonnance du 13 juin 2017, le président de la Cour a fixé au 13 septembre 2017 et au 13 décembre 2017, respectivement, les dates d'expiration du délai pour le dépôt d'un mémoire par l'Inde et d'un contre-mémoire par le Pakistan. Ces pièces ont été déposées dans les délais ainsi fixés.

11. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de nationalité pakistanaise, le Pakistan a fait usage du droit que lui confère le paragraphe 2 de l'article 31 du Statut de procéder à la désignation d'un juge ad hoc pour siéger en l'affaire ; il a désigné M. Tassaduq Hussain Jillani.

12. Sur les instructions données par la Cour en vertu du paragraphe 1 de l'article 43 de son Règlement, le greffier a adressé aux Etats parties à la convention de Vienne et aux Etats parties au protocole de signature facultative les notifications prévues au paragraphe 1 de l'article 63 du Statut.

13. Par ordonnance en date du 17 janvier 2018, la Cour a autorisé le dépôt d'une réplique par l'Inde et d'une duplique par le Pakistan, et fixé au 17avril 2018 et au 17juillet 2018, respectivement, les dates d'expiration des délais dans lesquels ces pièces devraient être déposées. La réplique et la duplique ont été déposées dans les délais ainsi fixés.

14. Conformément au paragraphe 2 de l'article 53 de son Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires des pièces de procédure et des documents annexés seraient rendus accessibles au public à l'ouverture de la procédure orale.

15. Par lettres reçues au Greffe le 18 février 2019, jour de l'ouverture des audiences, le Pakistan a informé la Cour de son intention de faire entendre un expert et de présenter des matériaux audiovisuels pendant la procédure orale. Il a en outre exprimé l'intention de produire un nouveau document. Par lettres datées du 19 février 2019, le greffier a informé les Parties que la Cour, ayant consulté l'Inde, avait décidé que, dans les circonstances de l'espèce, il ne serait pas approprié d'accéder aux demandes du Pakistan.

16. Des audiences publiques ont été tenues du 18 au 21 février 2019, au cours desquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses :

Pour l'Inde : M. Deepak Mittal, M. Harish Salve.

Pour le Pakistan : M. Anwar Mansoor Khan, M. Khawar Qureshi.

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17. Dans la requête, l'Inde a formulé les demandes ci-après :

«1) que la condamnation à mort prononcée à l'encontre de l'accusé soit immédiatement suspendue ;

2) que lui soit accordée restitutio in integrum, sous la forme d'une déclaration constatant que la condamnation à laquelle est parvenu le tribunal militaire au mépris total des droits énoncés à l'article 36 de la convention de Vienne, notamment à l'alinéa b) du paragraphe 1 de celui-ci, et des droits de l'homme élémentaires de tout accusé, auxquels il convient également de donner effet en application de l'article14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, est contraire au droit international et aux dispositions de la convention de Vienne ;

3) qu'il soit prescrit au Pakistan de ne pas donner effet à la condamnation prononcée par le tribunal militaire et de prendre les mesures qui pourraient être prévues par le droit pakistanais pour annuler la décision de ce tribunal ;

4) que cette décision, dans le cas où le Pakistan ne serait pas en mesure de l'annuler, soit déclarée illicite en tant que contraire au droit international et aux droits conventionnels, et qu'injonction soit faite au Pakistan de s'abstenir de violer la convention de Vienne sur les relations consulaires et le droit international en donnant d'une quelconque façon effet à la condamnation, ainsi que de libérer sans délai le ressortissant indien qui en fait l'objet.»

18. Dans les pièces de procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :

Au nom du Gouvernement de l'Inde,
dans le mémoire :

«Pour ces motifs, le Gouvernement de l'Inde prie respectueusement la Cour de dire et juger que le Pakistan a agi en violation flagrante de l'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires, en ce qu'il

i) n'a pas averti l'Inde sans retard de l'arrestation et de la détention de M. Jadhav ;

ii) n'a pas informé M. Jadhav de ses droits aux termes de l'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires ;

iii) a refusé aux fonctionnaires consulaires de l'Inde la possibilité de communiquer avec M. Jadhav, en violation de leur droit de se rendre auprès de celui-ci alors qu'il était incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s'entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice ;

et, en conséquence de ce qui précède,

i) de déclarer que la condamnation à laquelle est parvenu le tribunal militaire au mépris total des droits énoncés à l'article 36 de la convention de Vienne, notamment à l'alinéa b) du paragraphe 1 de celui-ci, et des droits de l'homme élémentaires de M. Jadhav, auxquels il convient également de donner effet en application de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, est contraire au droit international et aux dispositions de la convention de Vienne ;

ii) de déclarer que l'Inde a droit à la restitutio in integrum ;

iii) de prescrire au Pakistan de ne pas donner effet, de quelque manière que ce soit, à la condamnation ou à la déclaration de culpabilité prononcées par le tribunal militaire, de libérer sans délai le ressortissant indien qui en a fait l'objet et de faciliter son retour en Inde en toute sécurité ;

iv) à titre subsidiaire, et si la Cour devait conclure qu'il n'y a pas lieu de libérer M. Jadhav, de prescrire au Pakistan de ne pas donner effet à la condamnation prononcée par le tribunal militaire et de prendre les mesures qui pourraient être prévues par le droit pakistanais pour annuler la décision de ce tribunal, et, après avoir déclaré irrecevables les aveux de l'intéressé qui ont été recueillis sans que celui-ci ait pu communiquer avec ses autorités consulaires, d'organiser un procès de droit commun devant les juridictions civiles, dans le strict respect des dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que du droit des autorités consulaires indiennes de communiquer avec l'intéressé et de pourvoir à sa représentation en justice.»

Ces conclusions ont été confirmées dans la réplique.

Au nom du Gouvernement du Pakistan,

dans le contre-mémoire :

«Pour les motifs exposés dans le présent contre-mémoire, le Pakistan prie la Cour de dire et juger que les demandes de l'Inde, telles que celle-ci les a présentées dans sa requête et son mémoire, sont rejetées.»

dans la duplique :

«Pour les motifs exposés dans la présente duplique et dans son contre-mémoire, le Pakistan prie la Cour de dire et juger que les demandes de l'Inde, telles que celle-ci les a présentées dans sa requête, son mémoire et sa réplique, sont rejetées.»

19. Dans la procédure orale, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :

Au nom du Gouvernement de l'Inde,

«1) Le Gouvernement de l'Inde prie respectueusement la Cour de dire et juger que le Pakistan a agi en violation flagrante de l'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963, en ce qu'il

i) n'a pas averti l'Inde sans retard de la détention de M. Jadhav ;

ii) n'a pas informé M. Jadhav de ses droits aux termes de l'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 ;

iii) a refusé aux fonctionnaires consulaires de l'Inde la possibilité de communiquer avec M. Jadhav, en violation de leur droit de se rendre auprès de celui-ci alors qu'il était incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s'entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice ;

et, en conséquence de ce qui précède,

2) de déclarer que

a) la condamnation à laquelle est parvenu le tribunal militaire au mépris total des droits énoncés à l'article 36 de la convention de Vienne, notamment à l'alinéa b) du paragraphe 1 de celui-ci, et des droits de l'homme élémentaires de M. Jadhav, auxquels il convient également de donner effet en application de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, est contraire au droit international et aux dispositions de la convention de Vienne ;

b) l'Inde a droit à la restitutio in integrum ;

3) d'annuler la décision du tribunal militaire et de prescrire au Pakistan de ne pas donner effet, de quelque manière que ce soit, à la condamnation ou à la déclaration de culpabilité prononcées par ce tribunal, et

4) de prescrire au défendeur de libérer sans délai le ressortissant indien qui en a fait l'objet et de faciliter son retour en Inde en toute sécurité ;

5) à titre subsidiaire, et si la Cour devait conclure qu'il n'y a pas lieu de libérer M. Jadhav,

i) d'annuler la décision du tribunal militaire et de prescrire au Pakistan de ne pas donner effet à la condamnation prononcée par ce tribunal,
ou, à titre plus subsidiaire,

ii) de prescrire au défendeur de prendre les mesures qui pourraient être prévues par le droit pakistanais pour annuler la décision de ce tribunal,
et, dans les deux cas,

iii) de prescrire, après avoir déclaré irrecevables les aveux de l'intéressé qui ont été recueillis sans que celui-ci ait pu communiquer avec ses autorités consulaires, que soit organisé un procès de droit commun devant les juridictions civiles, dans le strict respect des dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que du droit des autorités consulaires indiennes de communiquer avec l'intéressé et de pourvoir à sa représentation en justice.»

Au nom du Gouvernement du Pakistan,

«La République islamique du Pakistan prie respectueusement la Cour, pour les raisons exposées dans ses pièces de procédure écrite et les exposés oraux qu'elle a présentés au cours des présentes audiences, de déclarer irrecevables les demandes de l'Inde. En outre, ou à titre subsidiaire, la République islamique du Pakistan prie respectueusement la Cour de rejeter les demandes de l'Inde dans leur intégralité.»

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I. CONTEXTE FACTUEL

20. La Cour observe que les Parties sont en désaccord sur plusieurs faits relatifs au différend porté devant elle. Il sera fait mention de ces désaccords chaque fois qu'il y aura lieu.

21. Depuis le 3 mars 2016, une personne du nom de Kulbhushan Sudhir Jadhav (ci-après «M. Jadhav») est détenue par les autorités pakistanaises. Les circonstances de son arrestation demeurent controversées entre les Parties. Selon l'Inde, l'intéressé a été enlevé en Iran, où il résidait et exerçait des activités commerciales après avoir pris sa retraite de la marine indienne, et a ensuite été transféré et mis en détention au Pakistan pour y faire l'objet d'interrogatoires. Le défendeur soutient que M. Jadhav, qu'il accuse de s'être livré à des actes d'espionnage et de terrorisme pour le compte de l'Inde, a été arrêté au Baloutchistan, à proximité de la frontière avec l'Iran, après être entré illégalement sur le territoire pakistanais. Il précise que, au moment de son arrestation, l'intéressé était en possession d'un passeport indien établi au nom de «Hussein Mubarak Patel». L'Inde nie ces allégations.

22. Le 25 mars 2016, le Pakistan a soulevé la question auprès du haut-commissaire indien à Islamabad et diffusé un enregistrement vidéo dans lequel M. Jadhav semble avouer avoir participé à des actes d'espionnage et de terrorisme en territoire pakistanais sur ordre du «Research and Analysis Wing», le service de renseignement extérieur de l'Inde (également désigné par l'acronyme «RAW»). La Cour ignore dans quelles circonstances cet enregistrement a été réalisé. Le même jour, le défendeur a informé les membres permanents du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies de la question.

23. Le même jour également, l'Inde a, au moyen d'une note verbale adressée au ministère pakistanais des affaires étrangères par son haut-commissariat à Islamabad, pris note de l'«arrestation présumée d'un ressortissant indien» et demandé à pouvoir entrer en communication «au plus vite» avec «l'intéressé» par l'entremise de ses autorités consulaires. Par la suite, et jusqu'au 9 octobre 2017 au moins, elle a envoyé plus de dix notes verbales dans lesquelles elle identifiait M.Jadhav comme étant un ressortissant indien et sollicitait la possibilité de communiquer avec lui par l'entremise de ses autorités consulaires.

24. Le 8 avril 2016, les autorités policières pakistanaises ont enregistré un «First Information Report» (ci-après «FIR»), c'est-à-dire un document officiel consignant des informations relatives à la commission alléguée d'infractions pénales. Le défendeur précise que, une fois enregistré, un tel document autorise la police à ouvrir une enquête. Dans le cas d'espèce, le FIR fournissait des détails sur la participation supposée de M. Jadhav à des activités d'espionnage et de terrorisme, et indiquait que celui-ci «faisait l'objet d'interrogatoires» menés par les autorités militaires pakistanaises. Un second FIR aurait été enregistré le 6 septembre 2016. Le 22 juillet 2016, les aveux de l'intéressé auraient été recueillis par un magistrat.

25. Le procès de M. Jadhav a débuté le 21 septembre 2016 et, selon le Pakistan, a été conduit devant une cour martiale générale de campagne. Différents détails concernant ce procès ont été rendus publics dans un communiqué de presse et une déclaration datés des 10 et 14 avril 2017, respectivement. Au vu de ces éléments (qui sont les seuls à avoir été fournis à la Cour), il apparaît que M. Jadhav a été jugé au titre de l'article 59 de la loi militaire pakistanaise de 1952 et de l'article 3 de la loi sur les secrets d'Etat de 1923. Le Pakistan affirme que, après que le procès eut commencé, l'intéressé s'est vu accorder un délai supplémentaire de trois semaines pour préparer sa défense, un «officier juriste qualifié» ayant été spécialement désigné à cette fin. Toutes les dépositions de témoins auraient été recueillies sous serment en présence de M. Jadhav, qui aurait eu la possibilité de poser des questions à ces derniers. Un magistrat du service du juge-avocat général du Pakistan «a siégé pendant toute la durée du procès».

26. Le 2 janvier 2017, le conseiller aux affaires étrangères du premier ministre pakistanais a adressé au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies une lettre l'informant de l'arrestation de M. Jadhav et des aveux de celui-ci, qui confirmaient selon lui la participation de l'Inde à certaines activités visant à «déstabiliser le Pakistan».

27. Le 23 janvier 2017, le ministère pakistanais des affaires étrangères a adressé au haut-commissariat de l'Inde à Islamabad une «demande d'assistance aux fins d'enquête pénale contre le ressortissant indien Kulbhushan Sudhair Jadhev», sollicitant notamment une aide en vue d'«obtenir des preuves, des éléments et des enregistrements aux fins de l'enquête pénale» sur les activités de l'intéressé. Il y était fait référence aux «assurances antérieure[ment données par l'Inde] de prêter son assistance, à charge de réciprocité, en matière pénale ou de terrorisme», ainsi qu'à la résolution 1373 (2001) adoptée par le Conseil de sécurité au sujet de mesures visant à prévenir et à réprimer les menaces à la paix et à la sécurité internationales causées par des actes de terrorisme. Le Pakistan affirme que, en dépit de ses rappels répétés, il n'avait, avant la tenue des audiences devant la Cour, obtenu aucune «réponse concrète» de l'Inde concernant cette demande. Pour sa part, l'Inde se réfère à deux notes verbales en date des 19juin et 11décembre 2017, respectivement, dans lesquelles elle indiquait que la demande du Pakistan était dépourvue de fondement juridique et que, en tout état de cause, elle n'était pas étayée par des éléments crédibles.

28. Le 21mars 2017, le ministère pakistanais des affaires étrangères a adressé au haut-commissariat de l'Inde à Islamabad une note verbale précisant que la demande de celle-ci tendant à pouvoir communiquer avec son ressortissant par l'entremise de ses autorités consulaires serait examinée «à la lumière de la suite [qu'elle] donnera[it] à la demande d'assistance aux fins d'enquête et de célérité de la justice formulée par le Pakistan». Le 31 mars 2017, l'Inde a répondu que «le fait d'être autorisée à communiquer avec M. Jadhav par l'entremise de ses autorités consulaires [était] une condition préalable essentielle pour établir les faits et comprendre les circonstances de la présence de l'intéressé au Pakistan». Les Parties ont avancé des arguments analogues dans le cadre d'échanges diplomatiques ultérieurs.

29. Le 10 avril 2017, le Pakistan a annoncé que M. Jadhav avait été condamné à mort. Cette annonce a été suivie d'une déclaration faite à la presse le 14 avril 2017 par le conseiller aux affaires étrangères de son premier ministre. En plus de fournir les informations susmentionnées concernant le procès de l'intéressé (voir paragraphe 25 ci-dessus), le conseiller y indiquait que les voies de recours suivantes s'offraient à celui-ci : faire appel devant une cour d'appel militaire dans un délai de 40 jours à compter du prononcé de la peine ; introduire un recours en grâce auprès du chef d'état-major de l'armée dans un délai de 60 jours à compter de la décision de la cour d'appel militaire ; et introduire un recours analogue auprès du président du Pakistan dans un délai de 90 jours à compter de la décision du chef d'état-major de l'armée.

30. Le 26 avril 2017, le haut-commissariat de l'Inde à Islamabad a remis au défendeur, au nom de la mère de M. Jadhav, un «appel» formé au titre de l'article 133 B) de la loi militaire pakistanaise et un recours auprès du Gouvernement fédéral du Pakistan introduit au titre de l'article 131 de ce même texte. L'Inde affirme que, le Pakistan lui ayant refusé l'accès au dossier de l'affaire, ces deux documents ont dû être établis sur la seule base d'informations publiquement accessibles.

31. Le 22 juin 2017, le service interarmées de relations publiques du Pakistan a publié un communiqué de presse annonçant que M. Jadhav avait introduit un recours en grâce auprès du chef d'état-major de l'armée après que son appel eut été rejeté par la cour d'appel militaire. L'Inde affirme n'avoir reçu aucune information claire sur les circonstances dans lesquelles cet appel aurait été formé ni sur l'état d'avancement de tout recours introduit contre la condamnation de l'intéressé. Dans le communiqué de presse susmentionné, il était également fait référence à un autre enregistrement d'aveux de M. Jadhav, réalisé à une date et dans des circonstances qui demeurent inconnues de la Cour.

32. Le 10 novembre 2017, le Pakistan a informé l'Inde de sa décision d'autoriser l'épouse de M. Jadhav à rendre visite à ce dernier pour «des raisons humanitaires». Le 13 novembre 2017, il a consenti à ce que la mère de l'intéressé participe également à cette rencontre. A la demande de l'Inde, il a assuré qu'il garantirait la liberté de mouvement, la sécurité et le bien-être des visiteuses, et permettrait à un représentant diplomatique de l'Inde d'être présent. La visite a eu lieu le 25 décembre 2017 ; les Parties sont toutefois en désaccord sur la mesure dans laquelle le Pakistan a respecté les assurances qu'il avait données.

II. COMPÉTENCE

33. L'Inde et le Pakistan sont parties à la convention de Vienne depuis le 28 décembre 1977 et le 14 mai 1969, respectivement. Ils étaient également, au moment du dépôt de la requête, parties au protocole de signature facultative, auquel ils n'ont pas émis de réserve ni joint de déclaration.

34. L'Inde entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l'article 36 du Statut et sur l'article premier du protocole de signature facultative, qui se lit comme suit :
«Les différends relatifs à l'interprétation ou à l'application de la Convention relèvent de la compétence obligatoire de la Cour internationale de Justice qui, à ce titre, pourra être saisie par une requête de toute partie au différend qui sera elle-même partie au présent Protocole.»

35. Le présent différend a trait à la question de l'assistance consulaire au regard de l'arrestation, de la détention, du procès et de la condamnation de M. Jadhav. La Cour note que le Pakistan n'a pas contesté qu'il porte sur l'interprétation et l'application de la convention de Vienne.

36. La Cour note également que, dans sa requête, ses écritures et ses conclusions finales, l'Inde l'a priée de dire que le Pakistan avait violé les «droits de l'homme élémentaires de M. Jadhav, auxquels il conv[enai]t également de donner effet en application de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966» (ci-après le «Pacte»). Cet instrument est entré en vigueur le 10 juillet 1979 pour l'Inde, et le 23 septembre 2010, pour le Pakistan. A cet égard, la Cour observe que sa compétence en la présente espèce découle de l'article premier du protocole de signature facultative et, partant, ne s'étend pas à la question de savoir si des obligations de droit international autres que celles découlant de la convention de Vienne n'ont pas été respectées (cf. Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 45-46, par. 85, et p. 68, par. 153).

37. Cette conclusion n'empêche pas la Cour de tenir compte d'autres obligations de droit international dans la mesure où elles sont pertinentes aux fins de l'interprétation de la convention de Vienne (cf. ibid., p. 45-46, par. 85).

38. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu'elle a compétence en vertu de l'article premier du protocole de signature facultative pour connaître des demandes de l'Inde fondées sur des violations alléguées de la convention de Vienne.

III. RECEVABILITÉ

39. Le Pakistan a soulevé trois exceptions d'irrecevabilité de la requête de l'Inde. Celles-ci sont fondées sur les prétendus abus de procédure, abus de droit et comportement illicite de l'Inde. La Cour examinera ces exceptions tour à tour.

A. Première exception : abus de procédure

40. Dans sa première exception d'irrecevabilité, le Pakistan prie la Cour de dire que l'Inde a abusé des procédures devant la Cour. Il avance à cet effet deux arguments principaux.

41. Premièrement, le Pakistan soutient que, dans sa demande en indication de mesures conservatoires du 8 mai 2017, l'Inde n'a pas appelé l'attention de la Cour sur l'existence de ce qu'il considère comme des «éléments hautement pertinents». Il se réfère plus particulièrement à l'existence d'un droit, énoncé dans sa Constitution, d'introduire un recours en grâce dans un délai de 150 jours après le prononcé d'une condamnation à mort, qui aurait permis qu'il soit sursis à l'exécution de M. Jadhav au moins jusqu'à expiration de ce délai. Selon le Pakistan, cette possibilité a été annoncée dans un communiqué de presse en date du 14 avril 2017 (voir paragraphe 29 ci-dessus).

42. Deuxièmement, le Pakistan soutient que, avant d'introduire la présente instance le 8 mai 2017, l'Inde a omis de «prendre en considération» d'autres mécanismes de règlement des différends prévus aux articles II et III du protocole de signature facultative. A cet égard, il affirme n'avoir pas, au mépris de ces dispositions, reçu notification de l'existence d'un différend concernant l'interprétation ou l'application de la convention de Vienne avant l'introduction de l'instance le 8 mai 2017.

43. L'Inde rejette ces allégations. Pour ce qui est du premier argument du Pakistan, elle affirme que le fait que la Cour ait indiqué des mesures conservatoires en ce qui concerne la situation de M. Jadhav exclut que l'Inde ait pu, par sa demande tendant à l'indication de pareilles mesures, commettre un abus de procédure. Pour ce qui est du second argument du défendeur, elle soutient que les articles II et III du protocole de signature facultative n'énoncent pas de conditions préalables à la compétence de la Cour en vertu de l'article premier.

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44. S'agissant du premier argument du Pakistan, la Cour observe que, dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, elle a pris en considération les éventuelles conséquences sur la situation de M. Jadhav des différentes procédures d'appel ou de recours prévues en droit pakistanais, y compris le recours en grâce auquel le défendeur se réfère à l'appui de son argument (Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J Recueil 2017, p. 244-245, par. 53-56). A cet égard, elle a notamment conclu qu'«[i]l exist[ait] une grande incertitude quant à la date à laquelle une décision sur un éventuel appel ou recours pourrait être rendue et, dans le cas où la condamnation serait confirmée, quant à la date à laquelle M. Jadhav pourrait être exécuté» (ibid., par. 54). En conséquence, il n'existe aucun fondement permettant de conclure que l'Inde aurait abusé de ses droits procéduraux lorsqu'elle a demandé à la Cour d'indiquer des mesures conservatoires en la présente affaire.

45. S'agissant du second argument, la Cour note qu'aucune des dispositions du protocole de signature facultative sur lesquelles le Pakistan se fonde n'énonce des conditions préalables à l'exercice de sa compétence.

46. L'article II se lit comme suit :

«Les parties peuvent convenir, dans un délai de deux mois après notification par une partie à l'autre qu'il existe à son avis un litige, d'adopter d'un commun accord, au lieu du recours à la Cour internationale de Justice, une procédure devant un tribunal d'arbitrage. Ce délai étant écoulé, chaque partie peut, par voie de requête, saisir la Cour du différend.»

Aux termes de l'article III,

«1. [l]es parties peuvent également convenir d'un commun accord, dans le même délai de deux mois, de recourir à une procédure de conciliation avant d'en appeler à la Cour internationale de Justice.

2. La Commission de conciliation devra formuler ses recommandations dans les cinq mois suivant sa constitution. Si celles-ci ne sont pas acceptées par les parties au litige dans l'espace de deux mois après leur énoncé, chaque partie sera libre de saisir la Cour du différend par voie de requête.»

47. La Cour a déjà interprété ces dispositions dans l'affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d'Amérique c. Iran), jugeant que les articles II etIII des protocoles de signature facultative à la convention de Vienne sur les relations diplomatiques et à la convention de Vienne sur les relations consulaires n'énonçaient pas une
«condition préalable à l'applicabilité de la disposition précise et catégorique de l'article I qui prévoit la compétence obligatoire de la Cour pour connaître des différends relatifs à l'interprétation ou à l'application de la convention de Vienne dont il s'agit. Les articles II et III se bornent à stipuler que les parties peuvent convenir de recourir à l'arbitrage ou à la conciliation comme procédure de remplacement de la saisine de la Cour.» (Arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 25-26, par. 48 ; les italiques sont dans l'original.)

48. Il s'ensuit que l'Inde n'était pas tenue, en la présente espèce, d'envisager le recours à d'autres mécanismes de règlement des différends avant d'introduire une instance devant la Cour le 8 mai 2017. L'exception du Pakistan fondée sur le fait que l'Inde n'aurait pas respecté les articles II et III du protocole de signature facultative ne saurait donc être retenue.

49. La Cour rappelle que «[s]eules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier qu['elle] rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable. Il doit exister, à cet égard, des éléments attestant clairement que le comportement du demandeur procède d'un abus de procédure» (Certains actifs iraniens (République islamique d'Iran c. Etats-Unis d'Amérique), exceptions préliminaires, arrêt du 13 février 2019, par. 113, citant Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 336, par. 150). La Cour ne considère pas qu'existent en la présente affaire des circonstances exceptionnelles qui justifieraient qu'elle rejette les demandes de l'Inde pour abus de procédure.

50. La Cour en conclut que la première exception d'irrecevabilité de la requête de l'Inde soulevée par le Pakistan doit être rejetée.

B. Deuxième exception : abus de droit

51. Dans sa deuxième exception d'irrecevabilité, le Pakistan prie la Cour de juger que l'Inde a abusé de différents droits que lui confère le droit international.

52. Dans ses écritures et plaidoiries, le Pakistan a fondé cette exception sur trois arguments principaux. Premièrement, il se réfère au refus de l'Inde de «fournir des preuves» de la nationalité indienne de M. Jadhav au moyen de son «véritable passeport établi à son vrai nom», alors même qu'elle a l'obligation de le faire. Deuxièmement, il fait valoir que l'Inde a omis de donner suite à sa demande d'assistance dans le cadre des enquêtes pénales visant les activités de M. Jadhav. Troisièmement, il soutient que l'Inde a autorisé celui-ci à traverser la frontière indienne muni d'un «passeport authentique établi sous une fausse identité» en vue de mener des activités d'espionnage et de terrorisme. Pour étayer ces arguments, le Pakistan invoque diverses obligations relatives à la lutte contre le terrorisme énoncées dans la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité.

53. L'Inde fait état de ce qu'elle considère comme des contradictions entre les arguments avancés par le Pakistan devant la Cour en ce qui concerne la question de la nationalité de M. Jadhav et le propre comportement du défendeur après l'arrestation de celui-ci. Elle se fonde notamment sur les allusions faites par le Pakistan, dans le cadre d'échanges diplomatiques, à l'appartenance de l'intéressé au service de renseignement extérieur de l'Inde, le «Research and Analysis Wing», et, plus particulièrement, à sa nationalité indienne. Elle se réfère également à l'absence de traité d'entraide judiciaire entre les deux Etats, dont elle conclut que rien ne l'oblige à apporter son concours à des enquêtes pénales pakistanaises, ajoutant que, en tout état de cause, le droit d'assistance consulaire énoncé à l'article 36 de la convention de Vienne ne dépend pas du respect de quelque obligation de cette nature. Enfin, l'Inde considère que les allégations du Pakistan concernant le caractère illicite des activités de M. Jadhav sont infondées.

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54. Dans l'arrêt qu'elle a rendu sur les exceptions préliminaires en l'affaire des Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), la Cour a précisé que «l'abus de droit ne peut être invoqué comme cause d'irrecevabilité alors que l'établissement du droit en question relève du fond de l'affaire» (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 337, par. 151).

55. La Cour note cependant que, en soulevant l'argument selon lequel l'Inde ne lui a pas fourni le «véritable passeport portant le vrai nom de l'intéressé», le Pakistan semble indiquer que celle-ci n'a pas prouvé la nationalité de l'intéressé. Cet argument étant pertinent aux fins des demandes formulées au titre de l'article 36 de la convention de Vienne en ce qui concerne M. Jadhav, il doit être examiné dès à présent.

56. A cet égard, la Cour observe qu'il ressort des éléments versés au dossier que les deux Parties ont considéré M. Jadhav comme étant un ressortissant indien. De fait, le Pakistan l'a qualifié ainsi à différentes reprises, y compris dans sa «demande d'assistance aux fins d'enquête pénale contre le ressortissant indien Kulbhushan Sudhair Jadhev». Dès lors, la Cour estime que les éléments qui lui ont été soumis ne laissent guère de doute quant au fait que l'intéressé est de nationalité indienne.

57. Ainsi que cela a été indiqué plus haut, les deuxième et troisième arguments avancés par le Pakistan à l'appui de sa deuxième exception d'irrecevabilité de la requête sont fondés sur différents manquements allégués de l'Inde à ses obligations au titre de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité. En particulier, le Pakistan se réfère au fait que l'Inde n'ait pas répondu à sa demande d'entraide judiciaire aux fins des enquêtes pénales menées par lui sur les activités de terrorisme et d'espionnage de M. Jadhav, ainsi qu'au fait qu'elle aurait délivré à l'intéressé ce qu'il qualifie de «passeport authentique établi sous une fausse identité». La Cour observe que, en substance, le Pakistan semble faire valoir que l'Inde ne peut demander à fournir une assistance consulaire à M. Jadhav, alors que, dans le même temps, elle a, par suite des actes susmentionnés, manqué à certaines obligations que lui impose par ailleurs le droit international. Quoique le Pakistan n'ait pas clairement expliqué le lien entre ces allégations et les droits invoqués par l'Inde au fond, la Cour estime que celles-ci relèvent du fond de l'affaire et, partant, ne sauraient être invoquées pour fonder une exception d'irrecevabilité.

58. Pour ces motifs, la Cour conclut que la deuxième exception d'irrecevabilité de la requête de l'Inde soulevée par le Pakistan doit être rejetée. Les deuxième et troisième arguments avancés par le défendeur seront examinés au fond (voir paragraphes 121-124 ci-après).

C. Troisième exception : allégation de comportement illicite de l'Inde

59. Dans sa troisième exception d'irrecevabilité, le Pakistan prie la Cour de rejeter la requête en raison du comportement prétendument illicite de l'Inde. Se fondant sur la doctrine des «mains propres» et les principes «ex turpi causa [non oritur actio]» et «ex injuria jus non oritur», il fait valoir que celle-ci n'a pas répondu à sa demande d'assistance dans le cadre de l'enquête visant les activités de M. Jadhav, qu'elle a fourni à ce dernier un «passeport authentique établi sous une fausse identité» et, plus généralement, qu'elle est responsable des activités d'espionnage et de terrorisme menées par l'intéressé au Pakistan.

60. L'Inde considère que les allégations du Pakistan sont dépourvues de fondement et affirme que, en tout état de cause, l'obligation de l'Etat de résidence de respecter l'article 36 de la convention de Vienne n'est pas subordonnée aux allégations qu'il formule contre une personne qui a été arrêtée.

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61. La Cour ne considère pas qu'une exception fondée sur la doctrine des «mains propres» puisse en soi rendre irrecevable une requête reposant sur une base de compétence valable. Elle rappelle que, en l'affaire relative à Certains actifs iraniens (République islamique d'Iran c. Etats-Unis d'Amérique), elle a jugé que, «même s'il était démontré que le comportement du demandeur n'était pas exempt de critique, cela ne suffirait pas pour accueillir l'exception d'irrecevabilité soulevée par le défendeur sur le fondement de la doctrine des «mains propres»» (exceptions préliminaires, arrêt du 13 février 2019, par. 122). La Cour en conclut que l'exception soulevée par le Pakistan sur la base de ladite doctrine doit être rejetée.

62. La Cour relève également que le Pakistan s'est appuyé sur l'arrêt rendu par la Cour permanente de Justice internationale (ci-après la «CPJI») en l'affaire de l'Usine de Chorzów pour avancer un argument fondé sur un principe qu'il appelle «ex turpi causa [non oritur actio]». Or, dans cette affaire, la CPJI s'était référée au principe
«généralement reconnu par la jurisprudence arbitrale internationale, aussi bien que par les juridictions nationales, qu'une [p]artie ne saurait opposer à l'autre le fait de ne pas avoir rempli une obligation ..., si la première, par un acte contraire au droit, a empêché la seconde de remplir l'obligation en question» (compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 31 ; voir aussi Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 67, par. 110).

63. En ce qui concerne ce principe, la Cour estime que le défendeur n'a pas expliqué de quelle manière l'un quelconque des actes illicites qu'aurait commis l'Inde aurait empêché le Pakistan de satisfaire à son obligation consistant à faire en sorte que M. Jadhav puisse bénéficier d'une assistance consulaire. La Cour conclut qu'il ne saurait être fait droit à l'exception du Pakistan fondée sur le principe «ex turpi causa non oritur actio».

64. La constatation ci-dessus conduit la Cour à une conclusion analogue en ce qui concerne le principe ex injuria jus non oritur, selon lequel un comportement illicite ne saurait modifier le droit applicable dans les relations entre les parties (voir Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 76, par. 133). Selon la Cour, ce principe est dépourvu de pertinence dans les circonstances de la présente espèce.

65. En conséquence, la Cour considère que la troisième exception d'irrecevabilité de la requête de l'Inde soulevée par le Pakistan doit être rejetée.

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66. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les trois exceptions d'irrecevabilité de la requête soulevées par le Pakistan doivent être rejetées, et que la requête de l'Inde est recevable.

IV. LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION DE VIENNE SUR LES RELATIONS CONSULAIRES

67. La Cour rappelle que le Pakistan ne soulève pas expressément d'exception d'incompétence. Elle relève toutefois qu'il avance plusieurs arguments concernant l'applicabilité de certaines dispositions de la convention de Vienne au cas de M. Jadhav. La Cour considère qu'il y a lieu de commencer par examiner ces arguments.

A. Applicabilité de l'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires

68. La Cour note que l'argumentation du Pakistan concernant l'applicabilité de la convention de Vienne comporte trois volets. Premièrement, le défendeur affirme que l'article 36 de cet instrument ne s'applique pas «dans les cas relevant prima facie de l'espionnage». Deuxièmement, il soutient que, dans les cas d'espionnage, les relations consulaires relèvent du droit international coutumier et que celui-ci autorise les Etats à prévoir certaines exceptions aux dispositions relatives à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l'Etat d'envoi, énoncées à l'article 36 de la convention. Troisièmement, il fait valoir que c'est l'accord conclu en 2008 entre l'Inde et le Pakistan sur la communication consulaire (ci-après l'«accord de 2008»), et non l'article 36 de la convention de Vienne, qui régit cette communication en l'espèce. La Cour examinera chacun de ces arguments tour à tour.

1. L'exception alléguée à l'article 36 de la convention de Vienne fondée sur des accusations d'espionnage

69. Le Pakistan affirme que la convention de Vienne ne s'applique pas «lorsque le comportement et les documents qui sont en la possession des personnes en cause indiquent, prima facie, qu'elles se livraient à des actes d'espionnage». Selon lui, les travaux préparatoires de la convention démontrent que les cas d'espionnage n'étaient pas considérés comme relevant du champ d'application de cet instrument, les affaires d'espionnage et de sécurité nationale pouvant constituer une «limitation justifiée» de la «liberté» de l'Etat d'envoi «de communiquer» avec ses ressortissants arrêtés dans l'Etat de résidence. Le Pakistan soutient que les rédacteurs de la convention avaient conscience que certaines questions relevant des relations consulaires ne seraient pas régies par cet instrument.

70. L'Inde estime que l'article 36 de la convention de Vienne ne souffre aucune exception. Selon elle, il ressort des travaux préparatoires de cet instrument qu'aucune exception n'a été prévue pour les cas d'espionnage, alors même que le sujet a été débattu pendant le processus de rédaction, les rédacteurs de la convention estimant que l'espionnage était couvert par les principes régissant la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l'Etat d'envoi. L'Inde fait valoir que, si l'on allait au bout du raisonnement suivi par le Pakistan, l'Etat de résidence pourrait justifier le refus d'accorder les droits prévus dans la convention de Vienne en alléguant que des actes d'espionnage ont été commis.

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71. La Cour relève que l'Inde n'est pas partie à la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, et que le Pakistan, s'il a signé cet instrument le 29 avril 1970, ne l'a toutefois pas ratifié. Elle interprétera donc la convention de Vienne sur les relations consulaires en se fondant sur les règles coutumières d'interprétation des traités qui, ainsi qu'elle l'a dit à maintes reprises, trouvent leur expression dans les articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités (voir, par exemple, Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d'Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 48, par. 83 ; Certaines questions concernant l'entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 232, par. 153). Conformément à ces règles de droit international coutumier, les dispositions de la convention de Vienne sur les relations consulaires doivent être interprétées de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à leurs termes lus dans leur contexte et à la lumière de l'objet et du but de cet instrument. Pour confirmer le sens ainsi établi, éliminer une ambiguïté, un point obscur, ou éviter un résultat manifestement absurde ou déraisonnable, il peut être fait appel à des moyens complémentaires d'interprétation, comme les travaux préparatoires de la convention et les circonstances dans lesquelles celle-ci a été conclue.

a) Interprétation de l'article 36 suivant le sens ordinaire de ses termes

72. L'article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires est ainsi libellé :

«Article 36
Communication avec les ressortissants de l'Etat d'envoi

1. Afin que l'exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l'Etat d'envoi soit facilité :

a) Les fonctionnaires consulaires doivent avoir la liberté de communiquer avec les ressortissants de l'Etat d'envoi et de se rendre auprès d'eux. Les ressortissants de l'Etat d'envoi doivent avoir la même liberté de communiquer avec les fonctionnaires consulaires et de se rendre auprès d'eux ;

b) Si l'intéressé en fait la demande, les autorités compétentes de l'Etat de résidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l'Etat d'envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet Etat est arrêté, incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne arrêtée, incarcérée ou mise en état de détention préventive ou toute autre forme de détention doit également être transmise sans retard par lesdites autorités. Celles-ci doivent sans retard informer l'intéressé de ses droits aux termes du présent alinéa ;

c) Les fonctionnaires consulaires ont le droit de se rendre auprès d'un ressortissant de l'Etat d'envoi qui est incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s'entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice. Ils ont également le droit de se rendre auprès d'un ressortissant de l'Etat d'envoi qui, dans leur circonscription, est incarcéré ou détenu en exécution d'un jugement. Néanmoins, les fonctionnaires consulaires doivent s'abstenir d'intervenir en faveur d'un ressortissant incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention lorsque l'intéressé s'y oppose expressément.

2. Les droits visés au paragraphe 1 du présent article doivent s'exercer dans le
cadre des lois et règlements de l'Etat de résidence, étant entendu, toutefois, que ces lois et règlements doivent permettre la pleine réalisation des fins pour lesquelles les droits sont accordés en vertu du présent article.»

73. La Cour observe que ni l'article 36 ni aucune autre disposition de la convention de Vienne ne fait mention des cas d'espionnage. L'article 36, lorsqu'il est interprété dans son contexte et à la lumière de l'objet et du but de cet instrument, n'exclut pas non plus de son champ d'application certaines catégories de personnes, telles que celles qui sont soupçonnées d'espionnage.

74. Ainsi que cela est indiqué dans son préambule, la convention de Vienne a pour objet et pour but de «contribue[r]...à favoriser les relations d'amitié entre les pays». Quant au paragraphe 1 de l'article 36 de cet instrument, il a pour but, comme il est précisé dans sa phrase introductive, de faire en sorte que «l'exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l'Etat d'envoi soit facilité». En conséquence, les fonctionnaires consulaires peuvent, dans tous les cas, exercer les droits relatifs à la communication avec les ressortissants de l'Etat d'envoi énoncés dans cette disposition. Il serait contraire au but de celle-ci que les droits qu'elle établit puissent être méconnus lorsque l'Etat de résidence allègue qu'un ressortissant étranger détenu par lui a participé à des actes d'espionnage.

75. La Cour en conclut que, lorsqu'il est interprété suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes de la convention de Vienne dans leur contexte et à la lumière de l'objet et du but de celle-ci, l'article 36 de cet instrument n'exclut pas de son champ d'application certaines catégories de personnes, telles que celles qui sont soupçonnées d'espionnage.

b) Les travaux préparatoires de l'article 36

76. Compte tenu de la conclusion qui précède, il n'est pas, en principe, nécessaire que la Cour fasse appel à des moyens complémentaires d'interprétation, tels que les travaux préparatoires de la convention de Vienne et les circonstances dans lesquelles celle-ci a été conclue, pour déterminer le sens de l'article 36 de cet instrument. Toutefois, comme dans d'autres affaires (voir, par exemple, Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c.France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 322, par. 96 ; Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (Indonésie/Malaisie), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 653, par. 53), la Cour peut avoir recours aux travaux préparatoires pour confirmer son interprétation de ladite disposition.

i) La Commission du droit international (1960)

77. Au cours des débats de la Commission du droit international au sujet des «relations et immunités consulaires», il n'a jamais été suggéré que l'article 36 ne s'appliquât pas à certaines catégories de personnes, telles que celles qui sont soupçonnées d'espionnage.

78. Le projet d'article 30 A, qui a servi de base à l'article 36 de la convention, a été examiné par la Commission en 1960. Dans sa partie pertinente, il disposait ce qui suit : «[l]es autorités locales doivent prévenir sans retard le consul de l'Etat d'envoi lorsqu'un ressortissant de cet Etat est détenu dans sa circonscription» (Annuaire de la Commission du droit international, 1960, vol. I, p. 45, par. 1). Parmi les points abordés concernant cette disposition figurait la question de savoir si, et dans quelle mesure, il était envisageable que la notification consulaire soit faite «sans retard» dans les pays où il existait un système de détention au secret pendant un certain temps, au début de l'enquête criminelle.

79. C'est dans le cadre du débat sur l'expression «sans retard» que M. Tounkine, membre de la Commission, a fait référence à «l'espionnage» :
«M. TOUNKINE croit préférable de supprimer les mots «sans retard». Dans certains cas, il est impossible d'informer immédiatement le consul de l'arrestation ou de la détention d'un ressortissant. Parfois même, lorsqu'il s'agit d'espionnage et qu'il peut y avoir des complices en liberté, il peut être bon que les autorités locales ne soient pas tenues d'informer le consul.» (Ibid., p. 63, par. 47.)

80. S'agissant des cas d'espionnage, le président de la Commission a formulé l'observation suivante :
«Le PRESIDENT fait observer que l'énoncé d'un principe général de droit ne saurait couvrir tous les cas concevables. Au cas où la Commission déciderait d'examiner la question de savoir s'il convient de faire exception pour les cas d'espionnage, c'est le principe même de la protection consulaire et de la communication du consul avec ses ressortissants qui serait remis en cause.» (Ibid., p. 63, par. 48.)

81. La Cour relève que la Commission ne s'est pas penchée sur la question de l'espionnage lors de ses réunions ultérieures et que le «principe de la protection consulaire et de la communication du consul avec ses ressortissants» n'a pas été remis en cause.

82. La Cour fait en outre observer que la question de l'espionnage a également été soulevée dans le cadre des discussions de la Commission sur l'éventuel ajout, dans la disposition proposée, d'une référence aux zones de sécurité. Il n'a cependant pas été avancé que la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l'Etat d'envoi puisse être refusée dans les cas d'espionnage en raison de préoccupations de sécurité nationale.

83. Au cours de sa session de 1961, la Commission a décidé de remplacer l'expression «sans retard» par l'expression «sans retard injustifié» (Annuaire de la Commission du droit international, 1961, vol. I, p. 256-260). La Cour fait observer que cette décision n'avait aucune incidence sur le champ d'application du projet d'article 36. Le commentaire de la Commission relatif au projet d'alinéa b) du paragraphe 1 de cet article indique seulement que «[l]'expression «sans retard injustifié» utilisée à l'alinéa b) du paragraphe 1 tient compte des cas où les intérêts de l'instruction criminelle exigent que l'arrestation d'une personne soit tenue secrète pendant un certain temps»» (Documents officiels de la Conférence des Nations Unies sur les relations consulaires, Vienne, 4 mars-22 avril 1963 (Nations Unies, doc. A/CONF.25/16/Add.1), vol. II, p. 25, par. 6).

ii) La conférence de Vienne (1963)

84. Au cours de la conférence sur les relations consulaires qui s'est tenue à Vienne du 4 mars au 22 avril 1963, la question de l'espionnage a été soulevée au sujet de l'expression «sans retard injustifié» figurant dans le projet d'article 36 :

«Le PRESIDENT invite M.Žourek [l'ancien rapporteur spécial de la Commission sur ce sujet] à expliquer pourquoi la Commission du droit international a introduit dans son projet les mots «sans retard injustifié»...

M. ŽOUREK (expert) indique qu['avec] les mots en question ... on a voulu prévoir les cas dans lesquels la police de l'Etat de résidence pourrait juger bon de mettre un délinquant en état de détention préventive pendant un certain temps. Par exemple, si elle soupçonne quelqu'un de diriger un réseau de contrebande, la police pourrait juger bon de garder son arrestation secrète jusqu'au mom
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