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Arrêt Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume Uni

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communiqué de presse du 2 mars 2010 - Cour européenne des droits de l'homme
Pays :
Communiqué du Greffier

Arrêt de chambre(1)

Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume Uni (requête no 61498/08)

DEUX IRAKIENS INCARCÉRÉS DANS UN CENTRE DE DÉTENTION SOUS CONTRÔLE BRITANNIQUE REMIS AUX MAINS DES AUTORITÉS IRAKIENNES EN VIOLATION DE LA CONVENTION

A l'unanimité : violation de l'article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et par six voix contre une : violation des articles 13 (droit à un recours effectif) et 34 (droit de recours individuel)

de la Convention européenne des droits de l'homme

Principaux faits

L'affaire concerne le grief des requérants, accusés d'avoir participé au meurtre de deux soldats britanniques peu après l'invasion de l'Irak en 2003, selon lequel leur transfert par les autorités britanniques aux mains des autorités irakiennes leur ferait courir un risque réel d'être exécutés par pendaison.

Les requérants, Faisal Attiyah Nassar Khalaf Hussain Al-Saadoon et Khalef Hussain Mufdhi, sont des ressortissants irakiens nés en 1952 et 1950 respectivement. Musulmans sunnites du sud de l'Iraq, ils sont d'anciens dignitaires du parti Baas. Ils sont actuellement détenus à la prison de Rusafa, près de Bagdad.

A la suite de l'invasion de l'Irak par une coalition internationale de forces armées le 20 mars 2003, les requérants furent arrêtés par les forces britanniques et incarcérés dans un centre de détention administré par les Britanniques car ils étaient soupçonnés, entre autres, d'avoir organisé des actes de violence contre les forces de la coalition. En octobre 2004, la police militaire royale du Royaume-Uni conclut que les requérants étaient impliqués dans le décès de deux soldats britanniques, le sergent-chef Cullingworth et le soldat du génie Allsopp, qui avaient été pris dans une embuscade et tués dans le sud de l'Irak le 23 mars 2003.

En août 2004, l'Assemblée nationale irakienne rétablit la peine de mort dans le code pénal irakien pour sanctionner certains crimes violents, dont le meurtre et certains crimes de guerre.

En décembre 2005, les autorités britanniques décidèrent de renvoyer les requérants devant les juridictions pénales irakiennes. En mai 2006, les requérants comparurent devant le tribunal pénal de Bassora pour y répondre des accusations de meurtre et de crimes de guerre. Cette juridiction émit des mandats d'arrêt à leur encontre et prit une ordonnance autorisant leur maintien en détention par l'armée britannique à Bassora. Par la suite, le tribunal pénal de Bassora décida que les allégations dirigées contre les requérants constituaient des crimes de guerre et relevaient de ce fait de la compétence du Haut tribunal pénal irakien (créé en droit irakien pour juger les ressortissants irakiens ou personnes résidant en Irak et accusés d'avoir commis des actes de génocide, des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre entre le 17 juillet 1968 et le 1er mai 2003). L'affaire fut déférée à ce tribunal qui demanda officiellement le 27 décembre 2007 aux forces britanniques de transférer les requérants sous son autorité. Plusieurs demandes en ce sens furent émises jusqu'en mai 2008.

Le 12 juin 2008, les requérants engagèrent en Angleterre une procédure de contrôle juridictionnel pour contester notamment la légalité de leur transfert. L'affaire passa en jugement devant la Divisional Court britannique, qui déclara le 19 décembre 2008 que le transfert envisagé était légal. Cette juridiction jugea que, puisque les requérants étaient incarcérés dans un centre de détention militaire britannique, ils relevaient de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l'article 1 de la Convention (obligation de respecter les droits de l'homme). Elle dit néanmoins que, selon le droit international public, le Royaume-Uni était tenu de livrer les requérants sauf s'il existait des éléments de preuve montrant clairement que l'Etat auquel ils seraient remis avait l'intention de les soumettre à des traitements rigoureux au point de constituer un crime contre l'humanité. Elle jugea qu'il n'existait pas de motifs sérieux de croire qu'il y avait un risque réel qu'un procès se tenant après leur transfert soit manifestement inéquitable ou qu'ils soient soumis à la torture et/ou à des traitements inhumains ou dégradants. Il y avait par ailleurs un risque réel que la peine de mort soit appliquée si les requérants étaient livrés aux autorités irakiennes, mais la peine de mort n'était pas en elle-même interdite par le droit international.

La Cour d'appel rejeta le recours formé par les requérants le 30 décembre 2008. Elle jugea qu'il y avait un réel risque que, en cas de transfert, les requérants soient exécutés. Elle conclut néanmoins que ceux-ci ne relevaient pas de la juridiction du Royaume-Uni étant donné qu'ils étaient détenus sur le territoire irakien sur ordre des tribunaux irakiens. Dès lors, la Convention ne trouvait pas à s'appliquer et le Royaume-Uni devait respecter la souveraineté irakienne et transférer les requérants.

Immédiatement après cette décision, les requérants demandèrent à la Cour d'indiquer une mesure provisoire au titre de l'article 39 de son règlement pour empêcher les autorités britanniques d'opérer le transfert. Le 30 décembre 2008, la Cour indiqua au gouvernement britannique qu'il ne fallait pas soustraire les requérants à son autorité ou les remettre à d'autres autorités jusqu'à nouvel ordre. Le lendemain, le gouvernement britannique informa la Cour que, principalement à cause de l'expiration le 31 décembre 2008 à minuit du mandat de l'ONU qui autorisait les forces britanniques à procéder à des arrestations, détentions et incarcérations en Irak, il n'avait pu exceptionnellement suivre l'indication de la Cour et avait remis les requérants aux mains des autorités irakiennes dans la journée.

Le 16 février 2009, la Chambre des lords refusa aux requérants l'autorisation de la saisir.

Le procès des requérants devant le Haut tribunal pénal irakien s'ouvrit en mai 2009 et se termina en septembre 2009 par un verdict annulant les charges retenues contre eux et ordonnant leur libération immédiate. Sur un appel du procureur, la Cour de cassation irakienne renvoya l'affaire afin que les autorités irakiennes procèdent à un complément d'enquête et qu'elle soit rejugée. Les requérants sont toujours en détention.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Les requérants se plaignaient d'avoir été transférés aux mains des autorités irakiennes. Ils invoquaient l'article 2 (droit à la vie), l'article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), l'article 6 (droit à un procès équitable) et l'article 1 du Protocole no 13 (abolition de la peine de mort). Ils se plaignaient aussi d'avoir été remis aux autorités irakiennes en dépit de l'indication émise par la Cour en vertu de l'article 39 de son règlement (mesures provisoires), au mépris des articles 13 (droit à un recours effectif) et 34 (droit de recours individuel).

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme le 22 décembre 2008.

L'arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :

Lech Garlicki (Pologne), président,
Nicolas Bratza (Royaume-Uni),
Giovanni Bonello (Malte),
Ljiljana Mijović (Bosnie-Herzégovine),
Ján Šikuta (Slovaquie),
Mihai Poalelungi (Moldova),
Nebojša Vučinić (Monténégro), juges,


et de Lawrence Early, greffier de section.

Décision de la Cour

Juridiction

La Cour a adopté le 30 juillet 2009 une décision sur la recevabilité de la requête, où elle a considéré que les autorités britanniques avaient eu sur le centre de détention où les requérants étaient incarcérés un contrôle exclusif et total, tout d'abord par l'exercice de la force militaire et ensuite juridiquement. La Cour a conclu que les requérants avaient relevé de la juridiction du Royaume-Uni et continué d'en relever jusqu'à ce qu'ils soient physiquement remis aux mains des autorités irakiennes le 31 décembre 2008.

La peine de mort, traitement inhumain et dégradant

La Cour souligne qu'il y a 60 ans, au moment de la rédaction de la Convention, la peine de mort n'était pas considérée comme contraire aux normes internationales. Depuis, la situation a toutefois évolué de telle sorte que la peine de mort est désormais totalement abolie, en droit et en pratique, dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe. Deux protocoles à la Convention sont entrés en vigueur, le Protocole no 6 qui abolit la peine de mort sauf en temps de guerre, et le Protocole 13 qui l'abolit en toutes circonstances. Le Royaume-Uni a ratifié ces deux protocoles2. Tous les Etats membres sauf deux ont signé le Protocole no 13 et tous les Etats qui l'ont signé sauf trois l'ont ratifié. Cela prouve que l'article 2 de la Convention a été amendé afin d'interdire la peine de mort en toutes circonstances. La Cour en conclut que la peine de mort, qui est l'anéantissement délibéré et prémédité d'un être humain par les autorités de l'Etat et qui provoque des douleurs physiques et d'immenses souffrances psychologiques chez les personnes qui savent qu'elles vont la subir, peut passer pour un traitement inhumain et dégradant interdit par l'article 3 de la Convention.

La Cour admet les conclusions des juridictions nationales selon lesquelles, peu avant que les requérants soient physiquement remis aux mains des autorités irakiennes, il y avait des motifs sérieux de croire à l'existence d'un risque réel que les requérants soient condamnés à la peine de mort et exécutés. Elle observe de plus que les autorités irakiennes n'avaient toujours pas fourni d'assurance qu'elles n'exécuteraient pas les requérants. En outre, bien qu'il soit impossible de prévoir l'issue du complément d'enquête et du nouveau procès qui ont été ordonnés par les tribunaux irakiens, il subsiste des motifs sérieux de croire que les intéressés courraient un risque réel d'être condamnés à la peine de mort s'ils étaient jugés et déclarés coupables par un tribunal irakien.

La peine de mort a été réintroduite en Irak en août 2004. Malgré cela, et sans avoir obtenu la moindre assurance de la part des autorités irakiennes, les autorités britanniques ont décidé en décembre 2005 de déférer l'affaire aux tribunaux irakiens. Le procès s'est de fait ouvert en mai 2006 devant le tribunal pénal de Bassora. La Cour considère qu'à partir de cette date au moins, les requérants ont vécu dans la crainte, fondée, d'être exécutés, ce qui a provoqué chez eux de grandes souffrances mentales, qui n'ont pu qu'augmenter et se poursuivre à partir du moment où ils ont été physiquement remis aux mains des autorités irakiennes.

Le Gouvernement a fait valoir qu'il ne pouvait faire autrement que de respecter la souveraineté de l'Irak et remettre les requérants – des ressortissants irakiens détenus sur le sol irakien – aux tribunaux irakiens si ceux-ci le lui demandaient. Toutefois, la Cour n'est pas convaincue que la nécessité de reconnaître aux requérants les droits définis dans la Convention impliquait obligatoirement de porter atteinte à la souveraineté irakienne. Rien n'indique qu'il y ait eu une réelle tentative de négociation avec les autorités irakiennes pour prévenir le risque que les requérants soient condamnés à la peine de mort. De plus, les éléments de preuve montrent que les procureurs irakiens étaient à l'origine peu enclins à connaître eux-mêmes de l'affaire, car celle-ci était très médiatisée. Cela aurait pu fournir l'occasion d'amener le gouvernement irakien à accepter une solution de rechange consistant par exemple à faire passer les requérants en jugement devant un tribunal britannique, que ce soit en Irak ou au Royaume-Uni. Or, rien n'indique que l'on ait tenté de parvenir à une telle solution.

En conséquence, eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les requérants ont été soumis à des traitements inhumains et dégradants, et qu'il y a donc eu violation de l'article 3.

Procès équitable

La Cour admet la conclusion des juridictions nationales selon laquelle, à la date du transfert, il n'avait pas été établi que les requérants risquaient de faire l'objet d'un procès manifestement inéquitable devant le Haut tribunal pénal irakien. Maintenant que ce procès a eu lieu, aucun des éléments à la disposition de la Cour ne permet de mettre cette appréciation en cause. Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6.

Droit de recours individuel et droit à un recours effectif

La Cour n'est pas convaincue que le Gouvernement ait pris toutes les mesures raisonnables, ni d'ailleurs la moindre mesure, pour chercher à se conformer à l'indication donnée au titre de l'article 39 de son règlement de ne pas transférer les requérants aux mains des autorités irakiennes. Le Gouvernement, par exemple, n'a pas informé la Cour des tentatives qu'il a pu faire après l'indication de la mesure provisoire et avant le transfert pour expliquer la situation aux autorités irakiennes ou pour parvenir à une solution temporaire qui aurait protégé les droits des requérants jusqu'à ce que la Cour ait terminé l'examen de l'affaire. L'absence de respect de l'indication donnée par la Cour et le transfert des requérants hors de la juridiction du Royaume-Uni ont exposé ces derniers à un risque sérieux de subir un dommage grave et irréparable et réduit à néant, de manière injustifiable, l'effectivité de tout recours à la Chambre des lords. La Cour conclut donc à la violation des articles 13 et 34 de la Convention.

Satisfaction équitable

En application de l'article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour dit que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants, et alloue à ceux-ci, conjointement, 40 000 euros pour frais et dépens.

Le juge Bratza a exprimé une opinion partiellement dissidente, dont le texte se trouve joint à l'arrêt.

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L'arrêt n'existe qu'en anglais. Ce communiqué est un document rédigé par le greffe. Il ne lie pas la Cour. Les textes des arrêts sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

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1 L'article 43 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoit que, dans un délai de trois mois à compter de la date de l'arrêt d'une chambre, toute partie à l'affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothèse, un collège de cinq juges examine si l'affaire soulève une question grave relative à l'interprétation ou à l'application de la Convention ou de ses protocoles ou encore une question grave de caractère général. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrêt définitif. Si tel n'est pas le cas, le collège rejette la demande et l'arrêt devient définitif. Autrement, les arrêts de chambre deviennent définitifs à l'expiration dudit délai de trois mois ou si les parties déclarent qu'elles ne demanderont pas le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre.

2 Le Protocole n° 6 que le Royaume-Uni a signé le 3 mai 2002 et ratifié le 10 octobre 2003, est entré en vigueur à l'égard de cet Etat le 1er février 2004.

Le Protocole n° 13, que le Royaume-Uni a signé le 27 janvier 1999 et ratifié le 20 mai 1999, est entré en vigueur à l'égard de cet Etat le 1er juin 1999.
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